Entretien avec R. Edward Freeman publié dans la Revue des affaires n°5
Vous êtes largement considéré comme le fondateur de la théorie des parties prenantes. Comment la définiriez-vous, en quelques mots ?
Il s’agit d’une idée assez simple, dont je ne peux toutefois pas revendiquer la paternité. Elle prend racine dans les travaux d’Eric Rhenman, Robert Stewart, Marion Doscher et certains de leurs collègues de l’institut de recherche de Stanford. Le postulat de départ est que chaque entreprise ou chaque activité économique génère ou détruit de la valeur pour les clients, les collaborateurs, les fournisseurs, les communautés ou les acteurs financiers par exemple.
Par conséquent, chaque entreprise devrait logiquement tenir compte de l’intérêt de ces groupes et individus qui sont en position, d’une manière ou d’une autre, d’affecter (ou d’être affectés par) l’activité et les objectifs de l’entreprise. Bien qu’élémentaire, ce postulat recèle de lourdes implications quant au cadre d’analyse de l’activité économique, puisque l’on passe d’une approche purement transactionnelle à une approche plus humaine, relationnelle.
Votre ouvrage de référence, “Strategic Management: A Stakeholder Approach”, est paru en 1984. Comment, selon vous, les relations entre les grandes entreprises et leurs parties prenantes ont-elles évolué depuis cette date ? Sont-elles plus conflictuelles, plus consensuelles, ou devenues « coopétitives » ?
Il y a aujourd’hui une prise de conscience quant au fait que les entreprises et leurs parties prenantes sont collectivement engagées dans un processus de création de valeur. C’est même devenu une évidence en ce qui concerne les interactions entre l’entreprise et ses clients, ses fournisseurs, ses collaborateurs, ou les acteurs financiers. Mais désormais, émerge l’idée selon laquelle les critiques du monde de l’entreprise, eux aussi, peuvent être sources de valeur dès lors qu’ils concourent à révéler la nécessité d’un changement. Bien sûr, il existe encore de nombreux cas dans lesquels les entreprises et leurs critiques se tournent le dos. Par contre, beaucoup plus rares sont les cas dans lesquels l’entreprise nie, purement et simplement, l’existence et le rôle de ses parties prenantes.
De nos jours, les entreprises déploient des efforts considérables en vue d’institutionnaliser leurs stratégies de responsabilité sociale, et le discours corporate ambiant n’a jamais autant été empreint d’éthique. En dépit de cela, on observe une recrudescence des signaux politiques et sociaux de défiance à l’encontre du modèle capitaliste. Comment l’expliquez-vous ?
La défiance à l’encontre d’une certaine forme de capitalisme est une réalité, en effet. Cette forme de capitalisme en question, c’est celle qui place l’argent et le profit au cœur de l’activité économique. En d’autres termes, c’est celle dont les actionnaires et les dirigeants sortent grands gagnants. Mais cette dialectique appartient à un autre temps. De nombreuses entreprises adoptent aujourd’hui une posture plus moderne, que je qualifie de « capitalisme responsable » et qui peut revêtir diverses formes. L’idée que sous-tend ce capitalisme responsable, c’est celle selon laquelle la plupart des entreprises poursuivent un but qui transcende la seule réalisation de profits. La plupart des entrepreneurs qui se lancent sont portés par l’ambition de changer le monde à leur manière, de partager des idées nouvelles. C’est d’ailleurs ainsi que prospèrent les plus belles entreprises à travers le temps ; elles intègrent le fait que le business est d’abord une affaire de création de valeur grâce à la collaboration entre parties prenantes.
Il nous faut désormais entériner cette nouvelle sémantique du capitalisme, avec l’assentiment du monde de l’entreprise et des gouvernements. Car l’un des ressorts de cette défiance envers le capitalisme actuel réside dans la collusion établie entre des institutions particulièrement puissantes au sein de notre société. J’entends par là : les entreprises obnubilées par le profit, et les gouvernements obnubilés par le pouvoir.
Puisque nous en venons au sujet de la morale du capitalisme, quelle distinction faites-vous entre conformité, légalité et éthique des affaires ?
La loi et l’éthique sont indissociables mais porteurs d’un sens différent. Tout acte dénué d’éthique n’est pas forcément illégal et l’illégalité n’est pas toujours synonyme de manquement à l’éthique, même si la plupart de nos sociétés cherchent à déclarer illégaux les actes ou comportements les plus contestables. Puis, il y a la question de l’intentionnalité ; sommes-nous des gens « droits » par peur du gendarme, ou parce que nous sommes convaincus que c’est la meilleure façon d’agir ? Intentionnalité et causalité sont à prendre en compte indistinctement, lorsqu’il s’agit d’évaluer le bienfondé de nos actions et de celles des autres !
De nos jours, les ONG sont de plus en plus puissantes. Elles professionnalisent leurs modes d’action. Plusieurs d’entre elles - et non des moindres - sont même régulièrement pointées du doigt pour leur supposé manque de transparence, leur activisme, ou leur ingérence dans certains processus législatifs. Cela soulève-t-il la question de leur représentativité, à vos yeux ?
En fait, la représentativité est un concept débattu de longue date par la philosophie politique. Je n’ai pas vraiment de théorie sur le sujet et, à vrai dire, je n’en vois pas émerger non plus ! La problématique de la représentativité s’applique aussi bien aux gouvernements qu’à l’ensemble des parties prenantes et, outre leur représentativité, les entreprises ont de toute façon intérêt à intégrer à leur réflexion un spectre de parties prenantes et d’ONG le plus large possible.
Selon vous, l’héritage culturel ou historique d’une nation influence-t-il l’attitude des parties prenantes ? Si tel est le cas, est-ce à dire que le management interculturel constitue la posture idoine en matière d’interaction avec les parties prenantes ?
En effet, l’histoire d’une nation influence l’attitude des parties prenantes ; ce qui peut, au demeurant, s’avérer problématique compte tenu du fait que nous vivons désormais dans un monde globalisé. Pour autant, il existe des domaines dans lesquels tout renvoie au local. Tout l’art de gouverner, pour un cadre dirigeant - et c’est bien un art, pas une science ! - réside dans la capacité à imbriquer le global et le local, à allier l’interculturel à la connaissance des cultures locales. Et il s’agit de champs dans lesquels il peut être utile, pour l’entreprise, de faire preuve d’innovation pédagogique pour former ses collaborateurs.
Quel conseil donneriez-vous aux dirigeants soucieux d’adopter une grille de lecture stratégique des rapports qu’ils entretiennent avec leurs parties prenantes ? Existe-t-il des méthodes ou des outils d’analyse auxquels ils peuvent se référer ?
Il existe en effet de nombreux instruments qui permettent de concevoir une stratégie vis-à-vis des parties prenantes. Dans notre ouvrage Managing for Stakeholders, mes collègues et moi-même abordons un certain nombre d’entre eux ; il existe en outre, dans les grands cabinets de conseil qui ont une practice « management des parties prenantes », des outils similaires.
De façon plus générale, si l’on considère le rôle du dirigeant, l’une de ses principales missions est de générer du sens autour du projet d’entreprise et d’insuffler des valeurs au sein de l’organisation. De ce fait, le dirigeant doit animer une conversation autour de certains sujets : pourquoi l’entreprise a-t-elle vu le jour initialement ? Pour qui a-t-elle vocation à créer de la valeur ? Les réponses doivent prendre vie à travers l’organisation toute entière, instiller du sens depuis le plan stratégique jusqu’aux échanges interpersonnels, à tous les échelons de l’entreprise. De ce sens partagé, découle naturellement une idée plus précise de ceux que sont véritablement les parties prenantes, et de la meilleure façon de créer de la valeur à leurs yeux.
Admettons maintenant que vous soyez nommé PDG d’une grande société cotée à la mauvaise réputation, avec d’insatiables actionnaires et un core business sulfureux (industrie pharmaceutique ou agrochimie, par exemple…) Quels seraient vos premières réflexions et vos premiers réflexes ?
J’essaierais de faire cinq choses simultanément. D’abord, je tâcherais de mettre un terme aux maux générés par notre activité. La seconde chose à faire est d’admettre et de présenter des excuses pour le mal occasionné, en promettant de changer le cours des choses. Ma troisième décision serait de véhiculer, auprès de nos collaborateurs, un message clair : « il nous faut changer ». Ensuite, il serait nécessaire d’entamer un débat interne sur le projet et les valeurs de l’entreprise. Enfin, il serait indispensable de convier nos parties prenantes clés à cette conversation, afin de comprendre et de repenser la façon dont la valeur est créée ou détruite, à leurs yeux.
* ”Principle of Who and What Really Counts”
Vous êtes largement considéré comme le fondateur de la théorie des parties prenantes. Comment la définiriez-vous, en quelques mots ?
Il s’agit d’une idée assez simple, dont je ne peux toutefois pas revendiquer la paternité. Elle prend racine dans les travaux d’Eric Rhenman, Robert Stewart, Marion Doscher et certains de leurs collègues de l’institut de recherche de Stanford. Le postulat de départ est que chaque entreprise ou chaque activité économique génère ou détruit de la valeur pour les clients, les collaborateurs, les fournisseurs, les communautés ou les acteurs financiers par exemple.
Par conséquent, chaque entreprise devrait logiquement tenir compte de l’intérêt de ces groupes et individus qui sont en position, d’une manière ou d’une autre, d’affecter (ou d’être affectés par) l’activité et les objectifs de l’entreprise. Bien qu’élémentaire, ce postulat recèle de lourdes implications quant au cadre d’analyse de l’activité économique, puisque l’on passe d’une approche purement transactionnelle à une approche plus humaine, relationnelle.
Votre ouvrage de référence, “Strategic Management: A Stakeholder Approach”, est paru en 1984. Comment, selon vous, les relations entre les grandes entreprises et leurs parties prenantes ont-elles évolué depuis cette date ? Sont-elles plus conflictuelles, plus consensuelles, ou devenues « coopétitives » ?
Il y a aujourd’hui une prise de conscience quant au fait que les entreprises et leurs parties prenantes sont collectivement engagées dans un processus de création de valeur. C’est même devenu une évidence en ce qui concerne les interactions entre l’entreprise et ses clients, ses fournisseurs, ses collaborateurs, ou les acteurs financiers. Mais désormais, émerge l’idée selon laquelle les critiques du monde de l’entreprise, eux aussi, peuvent être sources de valeur dès lors qu’ils concourent à révéler la nécessité d’un changement. Bien sûr, il existe encore de nombreux cas dans lesquels les entreprises et leurs critiques se tournent le dos. Par contre, beaucoup plus rares sont les cas dans lesquels l’entreprise nie, purement et simplement, l’existence et le rôle de ses parties prenantes.
De nos jours, les entreprises déploient des efforts considérables en vue d’institutionnaliser leurs stratégies de responsabilité sociale, et le discours corporate ambiant n’a jamais autant été empreint d’éthique. En dépit de cela, on observe une recrudescence des signaux politiques et sociaux de défiance à l’encontre du modèle capitaliste. Comment l’expliquez-vous ?
La défiance à l’encontre d’une certaine forme de capitalisme est une réalité, en effet. Cette forme de capitalisme en question, c’est celle qui place l’argent et le profit au cœur de l’activité économique. En d’autres termes, c’est celle dont les actionnaires et les dirigeants sortent grands gagnants. Mais cette dialectique appartient à un autre temps. De nombreuses entreprises adoptent aujourd’hui une posture plus moderne, que je qualifie de « capitalisme responsable » et qui peut revêtir diverses formes. L’idée que sous-tend ce capitalisme responsable, c’est celle selon laquelle la plupart des entreprises poursuivent un but qui transcende la seule réalisation de profits. La plupart des entrepreneurs qui se lancent sont portés par l’ambition de changer le monde à leur manière, de partager des idées nouvelles. C’est d’ailleurs ainsi que prospèrent les plus belles entreprises à travers le temps ; elles intègrent le fait que le business est d’abord une affaire de création de valeur grâce à la collaboration entre parties prenantes.
Il nous faut désormais entériner cette nouvelle sémantique du capitalisme, avec l’assentiment du monde de l’entreprise et des gouvernements. Car l’un des ressorts de cette défiance envers le capitalisme actuel réside dans la collusion établie entre des institutions particulièrement puissantes au sein de notre société. J’entends par là : les entreprises obnubilées par le profit, et les gouvernements obnubilés par le pouvoir.
Puisque nous en venons au sujet de la morale du capitalisme, quelle distinction faites-vous entre conformité, légalité et éthique des affaires ?
La loi et l’éthique sont indissociables mais porteurs d’un sens différent. Tout acte dénué d’éthique n’est pas forcément illégal et l’illégalité n’est pas toujours synonyme de manquement à l’éthique, même si la plupart de nos sociétés cherchent à déclarer illégaux les actes ou comportements les plus contestables. Puis, il y a la question de l’intentionnalité ; sommes-nous des gens « droits » par peur du gendarme, ou parce que nous sommes convaincus que c’est la meilleure façon d’agir ? Intentionnalité et causalité sont à prendre en compte indistinctement, lorsqu’il s’agit d’évaluer le bienfondé de nos actions et de celles des autres !
De nos jours, les ONG sont de plus en plus puissantes. Elles professionnalisent leurs modes d’action. Plusieurs d’entre elles - et non des moindres - sont même régulièrement pointées du doigt pour leur supposé manque de transparence, leur activisme, ou leur ingérence dans certains processus législatifs. Cela soulève-t-il la question de leur représentativité, à vos yeux ?
En fait, la représentativité est un concept débattu de longue date par la philosophie politique. Je n’ai pas vraiment de théorie sur le sujet et, à vrai dire, je n’en vois pas émerger non plus ! La problématique de la représentativité s’applique aussi bien aux gouvernements qu’à l’ensemble des parties prenantes et, outre leur représentativité, les entreprises ont de toute façon intérêt à intégrer à leur réflexion un spectre de parties prenantes et d’ONG le plus large possible.
Selon vous, l’héritage culturel ou historique d’une nation influence-t-il l’attitude des parties prenantes ? Si tel est le cas, est-ce à dire que le management interculturel constitue la posture idoine en matière d’interaction avec les parties prenantes ?
En effet, l’histoire d’une nation influence l’attitude des parties prenantes ; ce qui peut, au demeurant, s’avérer problématique compte tenu du fait que nous vivons désormais dans un monde globalisé. Pour autant, il existe des domaines dans lesquels tout renvoie au local. Tout l’art de gouverner, pour un cadre dirigeant - et c’est bien un art, pas une science ! - réside dans la capacité à imbriquer le global et le local, à allier l’interculturel à la connaissance des cultures locales. Et il s’agit de champs dans lesquels il peut être utile, pour l’entreprise, de faire preuve d’innovation pédagogique pour former ses collaborateurs.
Quel conseil donneriez-vous aux dirigeants soucieux d’adopter une grille de lecture stratégique des rapports qu’ils entretiennent avec leurs parties prenantes ? Existe-t-il des méthodes ou des outils d’analyse auxquels ils peuvent se référer ?
Il existe en effet de nombreux instruments qui permettent de concevoir une stratégie vis-à-vis des parties prenantes. Dans notre ouvrage Managing for Stakeholders, mes collègues et moi-même abordons un certain nombre d’entre eux ; il existe en outre, dans les grands cabinets de conseil qui ont une practice « management des parties prenantes », des outils similaires.
De façon plus générale, si l’on considère le rôle du dirigeant, l’une de ses principales missions est de générer du sens autour du projet d’entreprise et d’insuffler des valeurs au sein de l’organisation. De ce fait, le dirigeant doit animer une conversation autour de certains sujets : pourquoi l’entreprise a-t-elle vu le jour initialement ? Pour qui a-t-elle vocation à créer de la valeur ? Les réponses doivent prendre vie à travers l’organisation toute entière, instiller du sens depuis le plan stratégique jusqu’aux échanges interpersonnels, à tous les échelons de l’entreprise. De ce sens partagé, découle naturellement une idée plus précise de ceux que sont véritablement les parties prenantes, et de la meilleure façon de créer de la valeur à leurs yeux.
Admettons maintenant que vous soyez nommé PDG d’une grande société cotée à la mauvaise réputation, avec d’insatiables actionnaires et un core business sulfureux (industrie pharmaceutique ou agrochimie, par exemple…) Quels seraient vos premières réflexions et vos premiers réflexes ?
J’essaierais de faire cinq choses simultanément. D’abord, je tâcherais de mettre un terme aux maux générés par notre activité. La seconde chose à faire est d’admettre et de présenter des excuses pour le mal occasionné, en promettant de changer le cours des choses. Ma troisième décision serait de véhiculer, auprès de nos collaborateurs, un message clair : « il nous faut changer ». Ensuite, il serait nécessaire d’entamer un débat interne sur le projet et les valeurs de l’entreprise. Enfin, il serait indispensable de convier nos parties prenantes clés à cette conversation, afin de comprendre et de repenser la façon dont la valeur est créée ou détruite, à leurs yeux.
* ”Principle of Who and What Really Counts”