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Pour la communication jupitérienne


Propos recueillis par la Rédaction
Jeudi 13 Septembre 2018



L'époque est marquée par la sur-communication des dirigeants politiques. Entourés de leurs myriades de souffleurs et autres faiseurs d'opinion, ces derniers commentent sans relâche une actualité devenue instantanée. D'abord perçue comme le gage d'une démocratie vivante, cette sur-communication finit surtout par réduire la force d'action du pouvoir et par affaiblir plus encore la valeur accordée à sa représentation. Mais, d'où vient le besoin incessant qu'ont les gouvernants de s'exprimer, au point, comme l'a démontré l'ouvrage "Un président ne devrait pas dire ça", de faire commettre à ces derniers des erreurs qui leur sont fatales ? Jacques Séguéla nous livre un diagnostic sans concession sur cette surenchère communicationnelle. Il plaide à l'inverse pour un retour à une parole rare et forte, attribut du pouvoir véritable.



Pour la communication jupitérienne
Entretien avec Jacques Séguéla publié dans la Revue des affaires n° 7

Comment expliquez-vous que la plupart des professionnels qui gèrent l'image des présidents soient issus de la publicité ?
La culture politique française est empreinte de mythes. L'homme providentiel, charismatique et naturellement bon en communication est l'un d'entre eux. Il ne faudrait pas s'y tromper, gouverner un pays et communiquer sont deux métiers bien différents. Les frasques du dernier quinquennat nous l'ont encore prouvé. Alors que les dirigeants élaborent les lois et les mettent en œuvre, les communicants traduisent l'idée politique qui en découle par des symboles, des mots et des images compréhensibles par chacun. Aussi talentueux et cultivés que soient les hommes qui nous gouvernent, se passer de communicants leur ferait perdre du temps, de la cohérence et donc des chances de bien faire leur travail. Avant l'exécution de ses discours, le général de Gaulle, lui même, prenait conseil auprès de Maurice Bleustein Blanchet, premier grand publicitaire français.

Qu'est-ce qui distingue une personnalité politique d'une marque ?
Les hommes politiques ne sont pas des marques. Ce sont des représentants que l'on élit pour conduire notre destin et celui de nos enfants. Contrairement à un produit ou un service, nous ne les consommons pas, nous les choisissons pour le modèle de société qu'ils incarnent. De ce fait, la charge symbolique de la représentation politique est sans commune mesure avec celle déployée par les marques. Des similitudes existent néanmoins car la politique est une construction de sens à l'échelle d'une nation tout comme les marques le sont à l'échelle d'une communauté de clients. Dans les deux cas, la finalité est l'adhésion du public à un projet, à une idée. Les techniques de communication alors employées sont donc très proches. C'est le cas de la mise en récit, ou storytelling, qui est un vecteur fort de cohésion. Pour qu'une idée suscite le ralliement, elle doit en effet dépasser l'argumentation rationnelle et s'incarner dans des représentations simples et fortes mettant en scène, le passé, le présent et l'avenir.
 
L'argumentation rationnelle et pragmatique ne suffit-elle pas pour convaincre en politique ?
Un jour, au cours d'un déjeuner, François Mitterrand m'a fait part de la manière dont il percevait la mission d'un homme d'Etat. « Vous savez Séguéla me dit-il, seul un homme capable de raconter à son peuple le morceau de sa grande histoire à un moment précis de son histoire, et d'en être le héros crédible, est digne de gouverner ». Cette analyse montre combien le Président de l'époque avait compris l'attente complexe et ambivalente de son peuple à son égard. L'homme d'État est à la fois narrateur, c'est à dire un conteur éclairé qui raconte avec pédagogie la manière dont le monde évolue, et un héros, c'est à dire un personnage à part entière qui réussit à faire du pays qu'il dirige un acteur pertinent de cette histoire. Pour réussir ce travail et construire ainsi une société équilibrée, sûre d'elle et de préférence bienheureuse, la politique dépasse les choix rationnels propres à la gestion ou à l'élaboration de la loi ; elle fait appel à l'imaginaire et aux émotions. Le discours politique doit être en cela manié avec beaucoup de précaution, il véhicule qu'on le veuille ou non, des sentiments sur la société et le monde qui deviendront des sources de cohésion ou de division.
 
Pour quelles raisons critiquez-vous l'interdiction de la "publicité politique" par Michel Rocard en 1990 ?
Tout simplement parce que Michel Rocard s'est trompé de cible. La publicité politique n'a jamais été une forme de propagande comme on a voulu le faire croire à l'époque. Elle a, au contraire, contribué à faire avancer le débat d'idées. L'exemple des campagnes qui ont vu naître le slogan "La force tranquille" en 1981 ou encore "Génération Mitterrand" sept ans plus tard en témoignent, ces dernières ne relevaient pas d'une démarche idéologique mais sociologique. Grâce à "La force tranquille", Mitterrand a pu rassurer les Français en leur expliquant qu'il était par son verbe, sa force intellectuelle et sa gestuelle une force tranquille incarnant toute une génération. D'ailleurs toutes les interventions qu'il a réalisées au cours de ces mandats visaient à apporter des pièces supplémentaires au puzzle. Ainsi, la publicité est un instrument d'incarnation. Les personnalités politiques, qui en ont été privés, se sont vu reprocher par la suite de ne pas avoir d'identité forte. Il faudrait savoir ce que l'on veut.
 
Le recours sans limite à la publicité politique comme c'est le cas aux États-Unis, n'est elle pas pourtant préjudiciable au pluralisme et à la démocratie ?
La publicité politique avait le mérite de porter son nom. Elle ne prenait pas le risque de tromper qui que ce soit, comme cela peut être le cas de certaines pratiques d'influences apparues suite à son interdiction. Aujourd'hui les conseillers en communication et autres Spin doctors susurrent des idées ou des stratégies à l'oreille des hommes politiques. Cela n'a jamais été notre rôle en tant que publicitaires, nous ne faisions que répondre aux cahiers des charges fixés par les politiques. Quant au cas des Etats-Unis, ce n'est pas la publicité politique qui est responsable des débats délétères, c'est la possibilité de lancer des campagnes de dénigrement entre adversaires, voilà deux pratiques bien différentes.
 
En quoi consiste la communication d'un Président de la République ?
La communication d'un Président de la République se décompose en deux étapes bien distinctes. Il y a d'abord le temps de l'accession au pouvoir et ensuite celui du gouvernement. Le publicitaire intervient uniquement au cours de la première phase qui s'étale souvent sur plusieurs années et trouve son apogée au moment de la campagne. Tout au long de cette période de conquête, la communication vise à obtenir une adhésion ancrée, progressive et réfléchie.  Elle forge au prétendant une identité et une image médiatique qu'il devra incarner dans la durée. La publicité est très utile à cette démarche, à l'aide de slogans et d'affiches, elle resserre la communication autour d'un concept simple et rassurant pour le public. Arrive ensuite le temps de l'exercice du pouvoir, véritable métamorphose qui fait passer l'homme du statut de prétendant à celui de détenteur du pouvoir. Cette transition change l'homme d'Etat en lui procurant une nouvelle stature, celle du héros chargé d'accomplir une tâche historique. Ce changement se traduit par une élévation de la communication au-dessus des polémiques et par l'adoption d'une posture jupitérienne. On comprend alors très bien que la communication proprement publicitaire, qui était porteuse pour accéder aux fonctions, devienne dangereuse une fois au pouvoir.
 
Dans une Interview accordée fin 2016 à la Revue Débat, le Président François Hollande déclarait pourtant que la communication présidentielle Jupitérienne n'était plus possible, les responsables politiques étant selon lui dans l'obligation de répondre aux constantes sollicitations des médias. Vous ne partagez donc pas cette analyse ?
Evidemment non, je ne partage pas du tout cette analyse. C'est une terrible erreur de diagnostic qui a sans aucun doute coûté à François Hollande sa réélection. La parole rare et mesurée est à l'exercice du pouvoir ce que les silences sont à la musique, des moments où le contrôle du temps et de l'action est total et solennel, des moments qui ont pour fonction de rassurer tout en suscitant le désir du public. En pensant qu'il était contraint de répondre aux sollicitations des médias, François Hollande a privé la parole présidentielle de son principal atout, celui d'être irremplaçable. Qu'un président fasse une conférence une heure ou vingt-quatre heures après un grave évènement n'a aucune importance, tout le monde y apportera la même attention et la gravité n'en semblera pas moindre, bien au contraire. Inversement une parole présidentielle prodiguée à tort et à travers est banalisée et perd naturellement de sa puissance. François Mitterrand avait parfaitement compris cela comme en témoigne la pré-campagne aux élections présidentielles de 1988. Les consignes de ce dernier étaient claires, il fallait créer un mouvement en sa faveur sans qu'il n'apparaisse directement concerné. Il m'a alors expressément demandé de trouver une solution, je suis revenu une semaine plus tard avec l'affiche "Génération Mitterrand". Cette campagne a créé un mouvement de fond qui a permis à Mitterrand de conserver le silence afin de ne pas s'essouffler. Un président ne doit jamais se rabaisser au niveau des autres candidats. Respectant sans faillir cette logique, Mitterrand ne s'est présenté que quinze jours avant l'élection, une folie pour certains de ses partisans de l'époque. Cette déclaration de dernière minute aurait été encore plus pertinente aujourd'hui quand l'on sait que 15% des électeurs ne savent pas pour qui ils vont voter le jour même de l'élection. Tout se joue dans les derniers instants.
Que signifie bien communiquer pour un homme politique ?
La meilleure des communications est celle qui privilégie le temps long de l'action sur le temps court de l'image, celle qui manie de façon stricte la séparation de la presse et de l'État. La vie des hommes politiques sera grandement simplifiée lorsqu’ils auront compris cela. Ils n'auront plus à réagir au moindre tweet ou à la moindre parole polémique, ils n'auront plus à répondre aux guerres intestines alimentées en "off" par les journalistes. Ils pourront simplement se concentrer sur les problèmes des français et construire leurs projets pour la France. Les premiers hommes politiques à rompre avec la sur-communication se sentiront sans doute seuls au début mais les Français finiront par se tourner vers eux, et l'ensemble de la classe politique les suivra. Nous sommes dans un pays où être disruptif et changer les pratiques nécessite une force de conviction et un courage à toutes épreuves. Mais le jeu n'en vaut-il pas la chandelle ? 
 
Vous avez conseillé de nombreux présidents, notamment à l'étranger. Comment définiriez-vous la figure présidentielle en France ?
Monarchique. Tous les hommes politiques se plaisent à penser que les Français ont encore besoin d'un Roi. C'est profondément contradictoire avec l'envie de simplicité et de pragmatisme qui se fait ressentir dans le pays. Il faudrait casser les codes républicains hérités de la mythologie monarchique pour laisser place à de nouvelles pratiques dont découleraient une nouvelle mythologie, celle de la consultation, du compromis et finalement du progrès.










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