Credit: Freedigitalphotos / Basketman
Les nouveaux leaders ne sont pas une génération spontanée. Comme leurs prédécesseurs en leur temps, ils sont le fruit de leur époque. Nécessité fait loi et leurs traits communs sont le résultat d’une adaptation aux défis qu’ils doivent relever. Or, ils sont nombreux. Comme l’écrit l’historien Félix Torrès, « tout chef d’entreprise évolue aujourd’hui dans un monde de plus en plus incertain et imprévisible, dont la configuration change très vite » [1]. Dès lors, plus question de construire l’avenir en recourant à une minutieuse planification à l’instar de ce qui se pratiquait lors de l’ère industrielle.
Comme on le sait, ce contexte a eu raison des vieilles organisations pyramidales et ultra-hiérarchisées qui cèdent progressivement la place la place à des organisations matricielles ou réticulaires, réputées plus agiles et flexibles. Mais il a aussi conduit à modifier substantiellement nos façons de manager. Directeur du CERAM de Nice-Sophia Antipolis, Jacques Lebraty estime que « dans notre monde post-moderne, l’entrepreneur est un leader qui doit savoir à la fois calculer, maîtriser les règles du jeu à son profit, mais aussi être à même de convaincre et d’entraîner ses équipes » [2].
Or, rien n’est moins simple tant les aspirations des individus se sont exacerbées et diversifiées. Comme le souligne le sociologue Michel Maffesoli, « La modernité, c’était l’unité, l’unification, l’homme rationalisé, le travail pour le travail. Depuis quelques décennies, un autre cycle commence, celui de la postmodernité, basé sur l’hétérogénéité des personnes et des situations, la fragmentation, la multiplicité des appartenances, la vie comme création [3]. » Et de prévenir : « L’entreprise doit prendre la mesure de cette nouvelle échelle. » Qu’il se rassure : elle l’a fait.
« Jusqu’à présent, écrit Thierry Chauvel, enseignant à HEC, les dirigeants d’entreprise étaient sélectionnés […] selon des critères inspirés des sciences dures de l’ingénieur et de l’expert-comptable. Les grandes écoles assuraient la reproduction des élites autour d’un triple déni des affects, de l’imaginaire et de tout facteur humain [4]. » Mais ce temps est maintenant révolu. Chacun a bien compris que le management ne se résumait pas à la gestion et qu’il fallait lui adjoindre un petit quelque chose en plus : la dimension humaine ! « Dans la direction d’une entreprise, il n’y a pas que les stratégies, les chiffres ou les décisions […] Il y aussi l’interaction entre les personnes, les relations, la communication », rappelle Maurice Thévenet, professeur de management au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) [5]. Les patrons l’ont d’ailleurs compris. Et dans leur immense majorité, ils approuvent la mise en garde d’Henri de Castries lorsqu’il affirmait : « si l’on n’aime pas les gens, il faut changer de métier ! »
Mieux ! Pour nombre de dirigeants, ce retour de l’humain constitue non pas une contrainte mais une véritable libération. Bien que Centralien, Thomas Savare, jeune patron d’Oberthur Fiduciaire, entreprise figurant parmi les leaders mondiaux de l’impression de billets de banque, reconnaît ainsi qu’il lui aurait été « impossible de diriger en s’en remettant à la seule rationalité mathématique et sur un mode tayloriste ». Thomas Savare explique : « L’entreprise est redevenue une véritable communauté humaine dont la vie est aussi régie par des passions, des émotions, des intuitions. Et cela est infiniment bénéfique, tant au plan humain qu’au plan de la performance. Surtout dans une entreprise telle que la nôtre, dont la compétitivité résulte d’un processus permanent d’adaptation et d’innovation. Chacun sait que les plus grandes innovations naissent souvent d’une simple intuition. Le rôle d'un dirigeant consiste donc aussi à créer un climat favorable à la créativité humaine. C’est infiniment plus passionnant que de se contenter de faire régner l’ordre, non ? »
Il n’est pas le seul à raisonner ainsi. Pour le conseiller en management stratégique Francis Cholle, les nouveaux leaders ne doivent pas seulement « travailler avec des créatifs et comprendre leurs attentes spécifiques », mais « répondre à l’impératif créatif en développant leur intelligence intuitive »[6]. De la sorte il ne fait pas la promotion d’une quelconque pensée magique mais formule un constat : dans un monde en perpétuelle recomposition, « un décideur doit s’autoriser des réflexions parallèles, intuitives, établir des connexions entre des concepts sans lien a priori pour s’ouvrir à des solutions nouvelles et innovantes. » Sa pensée rejoint ici celle de l’Américain Daniel H. Pink. Dès 2005, cet auteur à succès féru de neurosciences pronostiquait que « l’ère de la domination du cerveau gauche, laissait la place à un nouveau monde dans lequel les qualités associées au cerveau droit - l’inventivité, l’empathie et la création de sens - étaient appelées à prédominer [7]. »
Cette évolution n’est probablement pas près de s’arrêter. En entamant durablement le prestige des petits génies de la finance qui jugeaient la rentabilité des entreprises en recourant à de savants algorithmes, la crise va même probablement approfondir ce rééquilibrage global en faveur des qualités et des sciences humaines. Lors de l’éclatement de la crise des subprimes, de nombreuses voix se sont ainsi élevées pour dénoncer « la dictature du QI » et faire la promotion du « QE », un quotient émotionnel jugé particulièrement utile dans le monde professionnel.
Signe des temps, la proposition fut très bien reçue par un monde scientifique estimant, à l’instar de Jacques Lautrey, professeur au Laboratoire cognition et développement de l’université René-Descartes, que « le QI entretient une conception de l’intelligence totalement dépassée sur le plan scientifique » car « l’on sait désormais qu’elle est multidimensionnelle » et que « tant d’autres qualités, la créativité, l’intelligence sociale, méritent reconnaissance [8]. » Et les patrons ne sont pas en reste. Directeur général de Vinci, Xavier Huillard résumait le sentiment de ses pairs en affirmant : « C’est primordial de prendre en compte les émotions, surtout dans nos métiers qui sont des métiers de gestion des hommes. […] Une entreprise, c’est d’abord du management, et ensuite seulement de la finance et de la stratégie. Et comme le management c’est de la psychologie et de l’intuition, comment ne pas prendre en compte les émotions [9]! »
Gare cependant aux généralisations abusives. Car ce mouvement ne consiste, in fine, qu’à rééquilibrer les compétences des dirigeants et les modes de management. Assez significativement, le profil le plus recherché actuellement par les entreprises est celui de candidats pouvant faire état de « doubles compétences ». Un récent dossier des Échos souligne ainsi « la fin de la monoculture systématique de telle ou telle discipline - management, droit, mathématiques ou géographie » car « l’heure est désormais à l’ouverture, au croisement entre les disciplines, à la double compétence » [10]. Avec une prédilection pour les profils mixtes « ingénieurs et managers ».
Rassurons-nous donc ! L’hégémonie des purs ingénieurs d’hier ne va pas laisser demain la place au règne brouillon d’une génération de patrons gourous, illuminés, farfelus et déboussolés agissant par tocades successives en dehors de toute rationalité… Emblématique de la nouvelle génération de patrons, Thomas Savare confirme : « Lorsqu’il s’agit de faire des choix stratégiques pour l’entreprise, l’intuition a toute sa place, mais la décision n’intervient qu’après un processus de validation minutieux. A mon sens, l’intuition permet d’ouvrir des portes que l’on aurait sinon laissé fermées. Mais la raison permet ensuite de vérifier s’il faut les franchir ou non. »
Pas question, donc, de paniquer. Les leaders de demain ne navigueront toujours pas à l’aveuglette. De même, ils ne renonceront pas à diriger ni à fixer le cap à suivre. Mais ils le feront en essayant de recourir à toutes leurs capacités et celles de leurs équipes pour élargir le champ des possibles. Une petite révolution, quand même !
Comme on le sait, ce contexte a eu raison des vieilles organisations pyramidales et ultra-hiérarchisées qui cèdent progressivement la place la place à des organisations matricielles ou réticulaires, réputées plus agiles et flexibles. Mais il a aussi conduit à modifier substantiellement nos façons de manager. Directeur du CERAM de Nice-Sophia Antipolis, Jacques Lebraty estime que « dans notre monde post-moderne, l’entrepreneur est un leader qui doit savoir à la fois calculer, maîtriser les règles du jeu à son profit, mais aussi être à même de convaincre et d’entraîner ses équipes » [2].
Or, rien n’est moins simple tant les aspirations des individus se sont exacerbées et diversifiées. Comme le souligne le sociologue Michel Maffesoli, « La modernité, c’était l’unité, l’unification, l’homme rationalisé, le travail pour le travail. Depuis quelques décennies, un autre cycle commence, celui de la postmodernité, basé sur l’hétérogénéité des personnes et des situations, la fragmentation, la multiplicité des appartenances, la vie comme création [3]. » Et de prévenir : « L’entreprise doit prendre la mesure de cette nouvelle échelle. » Qu’il se rassure : elle l’a fait.
« Jusqu’à présent, écrit Thierry Chauvel, enseignant à HEC, les dirigeants d’entreprise étaient sélectionnés […] selon des critères inspirés des sciences dures de l’ingénieur et de l’expert-comptable. Les grandes écoles assuraient la reproduction des élites autour d’un triple déni des affects, de l’imaginaire et de tout facteur humain [4]. » Mais ce temps est maintenant révolu. Chacun a bien compris que le management ne se résumait pas à la gestion et qu’il fallait lui adjoindre un petit quelque chose en plus : la dimension humaine ! « Dans la direction d’une entreprise, il n’y a pas que les stratégies, les chiffres ou les décisions […] Il y aussi l’interaction entre les personnes, les relations, la communication », rappelle Maurice Thévenet, professeur de management au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) [5]. Les patrons l’ont d’ailleurs compris. Et dans leur immense majorité, ils approuvent la mise en garde d’Henri de Castries lorsqu’il affirmait : « si l’on n’aime pas les gens, il faut changer de métier ! »
Mieux ! Pour nombre de dirigeants, ce retour de l’humain constitue non pas une contrainte mais une véritable libération. Bien que Centralien, Thomas Savare, jeune patron d’Oberthur Fiduciaire, entreprise figurant parmi les leaders mondiaux de l’impression de billets de banque, reconnaît ainsi qu’il lui aurait été « impossible de diriger en s’en remettant à la seule rationalité mathématique et sur un mode tayloriste ». Thomas Savare explique : « L’entreprise est redevenue une véritable communauté humaine dont la vie est aussi régie par des passions, des émotions, des intuitions. Et cela est infiniment bénéfique, tant au plan humain qu’au plan de la performance. Surtout dans une entreprise telle que la nôtre, dont la compétitivité résulte d’un processus permanent d’adaptation et d’innovation. Chacun sait que les plus grandes innovations naissent souvent d’une simple intuition. Le rôle d'un dirigeant consiste donc aussi à créer un climat favorable à la créativité humaine. C’est infiniment plus passionnant que de se contenter de faire régner l’ordre, non ? »
Il n’est pas le seul à raisonner ainsi. Pour le conseiller en management stratégique Francis Cholle, les nouveaux leaders ne doivent pas seulement « travailler avec des créatifs et comprendre leurs attentes spécifiques », mais « répondre à l’impératif créatif en développant leur intelligence intuitive »[6]. De la sorte il ne fait pas la promotion d’une quelconque pensée magique mais formule un constat : dans un monde en perpétuelle recomposition, « un décideur doit s’autoriser des réflexions parallèles, intuitives, établir des connexions entre des concepts sans lien a priori pour s’ouvrir à des solutions nouvelles et innovantes. » Sa pensée rejoint ici celle de l’Américain Daniel H. Pink. Dès 2005, cet auteur à succès féru de neurosciences pronostiquait que « l’ère de la domination du cerveau gauche, laissait la place à un nouveau monde dans lequel les qualités associées au cerveau droit - l’inventivité, l’empathie et la création de sens - étaient appelées à prédominer [7]. »
Cette évolution n’est probablement pas près de s’arrêter. En entamant durablement le prestige des petits génies de la finance qui jugeaient la rentabilité des entreprises en recourant à de savants algorithmes, la crise va même probablement approfondir ce rééquilibrage global en faveur des qualités et des sciences humaines. Lors de l’éclatement de la crise des subprimes, de nombreuses voix se sont ainsi élevées pour dénoncer « la dictature du QI » et faire la promotion du « QE », un quotient émotionnel jugé particulièrement utile dans le monde professionnel.
Signe des temps, la proposition fut très bien reçue par un monde scientifique estimant, à l’instar de Jacques Lautrey, professeur au Laboratoire cognition et développement de l’université René-Descartes, que « le QI entretient une conception de l’intelligence totalement dépassée sur le plan scientifique » car « l’on sait désormais qu’elle est multidimensionnelle » et que « tant d’autres qualités, la créativité, l’intelligence sociale, méritent reconnaissance [8]. » Et les patrons ne sont pas en reste. Directeur général de Vinci, Xavier Huillard résumait le sentiment de ses pairs en affirmant : « C’est primordial de prendre en compte les émotions, surtout dans nos métiers qui sont des métiers de gestion des hommes. […] Une entreprise, c’est d’abord du management, et ensuite seulement de la finance et de la stratégie. Et comme le management c’est de la psychologie et de l’intuition, comment ne pas prendre en compte les émotions [9]! »
Gare cependant aux généralisations abusives. Car ce mouvement ne consiste, in fine, qu’à rééquilibrer les compétences des dirigeants et les modes de management. Assez significativement, le profil le plus recherché actuellement par les entreprises est celui de candidats pouvant faire état de « doubles compétences ». Un récent dossier des Échos souligne ainsi « la fin de la monoculture systématique de telle ou telle discipline - management, droit, mathématiques ou géographie » car « l’heure est désormais à l’ouverture, au croisement entre les disciplines, à la double compétence » [10]. Avec une prédilection pour les profils mixtes « ingénieurs et managers ».
Rassurons-nous donc ! L’hégémonie des purs ingénieurs d’hier ne va pas laisser demain la place au règne brouillon d’une génération de patrons gourous, illuminés, farfelus et déboussolés agissant par tocades successives en dehors de toute rationalité… Emblématique de la nouvelle génération de patrons, Thomas Savare confirme : « Lorsqu’il s’agit de faire des choix stratégiques pour l’entreprise, l’intuition a toute sa place, mais la décision n’intervient qu’après un processus de validation minutieux. A mon sens, l’intuition permet d’ouvrir des portes que l’on aurait sinon laissé fermées. Mais la raison permet ensuite de vérifier s’il faut les franchir ou non. »
Pas question, donc, de paniquer. Les leaders de demain ne navigueront toujours pas à l’aveuglette. De même, ils ne renonceront pas à diriger ni à fixer le cap à suivre. Mais ils le feront en essayant de recourir à toutes leurs capacités et celles de leurs équipes pour élargir le champ des possibles. Une petite révolution, quand même !
[1] « Repenser l’entreprise - Saisir ce qui commence, vingt regards sur une idée neuve », sous la direction de Jacques Chaize et Félix Torres, Éditions Le Cherche Midi, février 2008, 344 p.
[2] Cité in La Lettre Alter&Go n°19, avril 2008.
[3] « Repenser l’entreprise - Saisir ce qui commence, vingt regards sur une idée neuve », op. cit.
[4] « De qui demain sera-t-il fait ? », Institut Aspen France, Éditions Autrement, mars 2008,158 p.
[5] « Le nouveau visage des dirigeants du CAC 40 », par le Cercle de l’Entreprise, Éditions Village Mondial, décembre 2008, 216 p.
[6] « L’intelligence intuitive », par Francis Cholle, Éditions d’Organisation, mars 2007, 187 p.
[7] « A Whole New Mind – Moving from the Information Age to the Conceptual Age », par Daniel H. Pink, Riverhead Books, mars 2005, 272 p.
[8] Le Monde, 02/05/07.
[9] « Génération QE », par Christophe Haag et Jacques Séguéla, Éditions Pearson Education, octobre 2009, 220 p.
[10] “Ingénieurs, managers. La double compétence pour faire la différence”, in Les Échos, 08/11/11.