La puissance de la lenteur au cœur des tempêtes.
Il est devenu habituel de souligner que nous évoluons en contexte VICA - Volatilité Incertitude Complexité Ambiguïté - mais cela n’est déjà plus d’actualité. Nous sommes entrés dans une période de crises diverses qui se cumulent et s’entrecroisent, successivement et simultanément. La crise (krisis en grec) a muté en crase (krasis en grec, signifiant confusion généralisée). Le concept VICA devrait être remplacé par celui de Méga-VICA , où Volatilité serait remplacé par Vulnérabilité, Incertitude par Indétermination, Complexité par Confusion, et Ambiguïté par Anomalisation. Nous y sommes confrontés sur tous les fronts : économique, sanitaire, environnemental, climatique, énergétique, social, ou politique. La crise est devenue une crase globale et systémique. Pas d’alarmisme inutile : juste un constat. Rien d’insurmontable, mais un impératif : désormais, il faut voir clair. Or ce n’est que le début d’une ère d’instabilités qui n’a pas fini de nous surprendre. Comment, dans un tel contexte, ne pas s’y perdre, tracer sa route, garder le cap ?
L’amiral Lajous1, grand marin, leader expérimenté, écrit: « La lenteur est d’une incroyable puissance quand il faut tout mettre en œuvre pour éviter la panique et se concentrer sur ce que l’on peut faire, ici et maintenant, afin de franchir l’effrayante vague scélérate qui déferle vers vous en éclipsant l’horizon.» En effet, l’image du navire en pleine tempête incarne particulièrement bien la puissance de la lenteur. La vitesse rapide est idéale par temps calme, clair et horizon dégagé, lorsqu’on sait que l’on peut maintenir son cap à haute vitesse, sans mauvaise surprise et sans dommage. … Il devient par contre très dangereux de se précipiter voire d’accélérer au milieu d’une mer déchainée. Il convient alors d’ajuster ses mouvements au mieux, et d’utiliser à bon escient la vitesse ralentie. Au cœur des tempêtes, le temps lent devient l’allié d’un mental aigu, d’un pilotage pertinent, d’une capacité tactique avisée, d’un commandement sage et affûté. »2 Propos que l’amiral Lajous renforce en se référant à Victor Hugo : « Qu’est-ce que nous deviendrions au milieu de toutes ces choses inégales et bouleversées, si nous n’avions pas l’égalité d’âme ? Au-dehors tout ce qui fait l’agitation ; au-dedans tout ce qui fait le calme, voilà le marin »3.
La capacité de discernement : un facteur clef de maîtrise du temps et de pilotage de crise.
En français, les mots crise et critère partagent la même racine. En grec ancien, crisis signifiait : nécessité de discerner et de faire un choix. Krisis vient du verbe krinein : juger, distinguer, discerner. Nous souhaitons tous pouvoir prendre les bonnes décisions au bon moment, choisir et agir de façon pertinente au fil des évènements, mais nous oublions souvent l’importance clef du discernement. Ce dernier n’est ni une technique ni un outil : c’est une démarche, un processus d’aide à la décision qui s’effectue dans la durée et s’inscrit dans le temps long, en relation avec la finalité de l’action. Dans leurs ouvrages de référence, les deux plus grands experts français dans l’art du discernement, Laurent Falque (ICAM de Lille, chaire Sens & Travail) et Bernard Bougon sj (Institut de Discernement Professionnel) nous en décrivent les principaux ressorts temporels4 :
- Sortir des réactions trop spontanées ou hâtives ; prendre le temps de faire le point ; prendre le temps de la relecture (ce dernier exercice consiste à relire la semaine, le mois ou l’année écoulés, en accordant de l’importance - avec honnêteté, lucidité, humilité - aux grands événements - négatifs ou positifs - qui ont jalonné le parcours, afin d’en dégager le sens profond, capable d’offrir l’orientation la plus ajustée aux finalités profondes poursuivies - ajustées à la raison d’être)
- En cas de tiraillement, de grincement intérieur face à une alternative : accueillir le temps qui vient, s’ouvrir aux incertitudes, aux nouveautés ; et accepter de pouvoir lâcher prise, ne fut-ce qu’un peu.
- Garder à l’esprit que choisir n’est pas décider : choisir c’est le temps long d’une délibération qui vise à réduire les possibilités ; décider c’est mettre fin à la délibération : un temps bref qui tranche au terme d’une durée ouverte.
- Lorsque le temps du discernement tarde à déboucher sur une capacité à bien choisir et décider : ne pas laisser s’embourber le processus (discernement ne rime pas avec procrastination : se méfier du temps de la perfection ; le mieux est souvent l’ennemi du bien). De même : ne pas s’entêter avec excès face aux murs : aller là où la porte semble la plus ouverte. Et surtout : ouvrir son discernement à celui de tiers : intégrer le point de vue de compagnons de route signifiants et expérimentés.
Cet éclairage souligne l’importance d’une authentique intelligence temporelle. On voit comment ces experts donnent une importance vitale au temps long, à la durée, et au pouvoir du temps lent. Un slow power est à l’œuvre dans les processus de discernement, qui sont eux-mêmes au cœur d’un art primordial : l’Art du temps.
La maîtrise du Temps ne sortira pas d’une boite à outils : c’est un Art.
Un point primordial : vous pourrez prendre des cours en gestion du temps à la pelle ou effectuer toutes sortes de formations à l’optimisation du temps, cela vous apportera quelques trucs et astuces utiles, ponctuellement, mais si vous n’avez pas saisi et intégré que la véritable maîtrise du temps est avant tout un Art (au sens où les anciens Maîtres Compagnons l’entendaient), alors vous perdrez votre temps, votre énergie, votre argent. Un Art : une certaine façon de voir-penser-agir empreinte de bon sens et de sagesse pratique ; la seule issue possible lorsque le savoir-faire atteint ses limites et ne peut continuer à se déployer utilement que dans un savoir-être. Catherine Cayol, l’une de nos plus grandes sinologues, n’évoque pas autre chose lorsqu’elle écrit : « Ils sont usés, ils ont quitté le jeu tout en restant autour de la table. … (Mais grâce au) temps vertical : je monte en moi-même … D’où cette incomparable agilité que nous ferions bien d’adopter au lieu de la craindre ou de l’observer de loin. Varier les temps [ les temps du paysan, de l’acupuncteur, du calligraphe, du stratège ] comme le font les Chinois, n’est possible que si le temps n’apparait pas comme un problème à résoudre. Nous souffrons aujourd’hui d’une représentation du temps rationnelle, à titre individuel mais aussi dans les organisations et les institutions. Il convient d’interroger nos rythmes, de susciter des arrêts : passer d’un temps unique aux temps pluriels. C’est grâce à ce choix que nous accèderons à une agilité non feinte, celle du danseur. … L’oubli d’un temps sensible et spirituel, à partager, met en péril la beauté de nos vies et la grandeur de nos civilisations »5.
Pour naviguer dans la crise globale et la crase généralisée, l’Art du Temps - avec son temps vertical, sa capacité de discernement, sa maîtrise de l’équilibre Fast & Slow, son Slow Power - pourrait être l’Art ultime qui nous permettra de sortir de l’impasse. A condition de renoncer au culte de l’immédiateté et d’accepter d’entrer - ne fut-ce qu’un peu - dans une démarche d’acquisition progressive d’expérience et de savoir, que seule la durée permet, pour atteindre à la véritable maîtrise du Temps : visionnaire et agile, libre des horizons illusoires et des fausses urgences.
1. L’amiral Olivier Lajous, qui fut DRH de la marine nationale (élu DRH de l’année 2012), est l’auteur d’une trilogie, L’art de diriger, L’art du temps, et L’art de l’équilibre, parus chez L’Harmattan en 2013, 2015, et 2016
2. Olivier Lajous, « Préface » in Slow Power - La puissance de la lenteur, de Pierre Moniz-Barreto, Mardaga, 2021
3. Victor Hugo, « Sagesse » in Océan – Tas de pierres, Albin Michel, 1942.
4. Laurent Falque et Bernard Bougon : Discerner pour décider - faire les bons choix en situation professionnelle, Dunod, 2014 ; Apprendre à choisir - une méthode pour décider seul ou à plusieurs, Dunod, 2020.
5. Christine Cayol, Pourquoi les Chinois ont-ils le temps ? Tallandier, 2017, pp 272-278.
2. Olivier Lajous, « Préface » in Slow Power - La puissance de la lenteur, de Pierre Moniz-Barreto, Mardaga, 2021
3. Victor Hugo, « Sagesse » in Océan – Tas de pierres, Albin Michel, 1942.
4. Laurent Falque et Bernard Bougon : Discerner pour décider - faire les bons choix en situation professionnelle, Dunod, 2014 ; Apprendre à choisir - une méthode pour décider seul ou à plusieurs, Dunod, 2020.
5. Christine Cayol, Pourquoi les Chinois ont-ils le temps ? Tallandier, 2017, pp 272-278.
Pierre Moniz-Barreto est entrepreneur, auteur et conférencier. Il dirige L’Académie des Intelligences Humaines, qu’il a cofondée en 2019, et où il déploie une expertise pionnière en Intelligence Spirituelle (formations, accompagnements, publications). Il est diplômé d’études supérieures de commerce (ISG), de théologie, de philosophie, et de théologie appliquée (Facultés Jésuites de Paris et Bruxelles).
Il est l’auteur de Slow Power (Mardaga 2021), de Slow Business (Eyrolles 2015), et l’un des co-auteurs de l’ouvrage collectif Le Leadership spirituel en pratiques (EMS 2021).
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