"L’appellation « hussards noirs » désigne les instituteurs à qui Jules Ferry avait donné la mission de transmettre les savoirs et compétences par l’école. Ils étaient également chargés de « faire la France autour d’un récit national » comme le rappelaient X. Darcos et G. Leboucher dans un article des Échos1. Ce récit national a été et demeure un pivot de notre identité : qu’est-ce qu’être français, d’où venons-nous, etc. Or, qu’est-ce que ce récit si ce n’est, avec les mots franglais d’aujourd’hui, notre storytelling.
N’importe quelle entreprise aujourd’hui sait qu’il faut construire le storytelling de la marque qui raconte et surtout porte les « valeurs » de l’entreprise dans lesquelles les clients (comme les employés) sont censés se retrouver, adhérer, etc. Donc, rien de nouveau sous le soleil pour ce qui est des fonctions du récit.
Sauf que, si une marque peut raconter ce qu’elle veut, prétendre défendre de bonnes valeurs ratio-émotio-nnelles pour faire acheter, « convertir » et on l’espère « fidéliser », on ne va pas se battre pour ce qui est du contenu : c’est une affaire entre la marque et les clients.
Pour le récit national en revanche, on est au cœur de valeurs qui, normalement, ont une tout autre portée : l’identité, la cohésion et la dynamique nationales qui vont au-delà de la simple addition des comportements individuels. Car le but de l’histoire, du récit, est bien de pouvoir se projeter, s’engager dans l’avenir. Il ne s’agit pas bien entendu de raconter l’histoire uniquement par plaisir intellectuel. Et un citoyen n’est pas – normalement – un client. Histoire, faits, croyances, et donc prismes idéologiques sont à l’œuvre. « France éternelle » ou pas, « racines chrétiennes » ou pas, « valeurs universelles » ou pas, « France, mère des arts, des armes et des lois ! » (Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558) ou pas… Les éléments du récit, même revisités, s’inscrivent (ou s’inscrivaient ?) dans une conscience où l’abondance et la diversité des sources et des traditions s’imbriquent (ou s’imbriquaient ?) dans un destin particulier commun. Même si la construction du récit national est une œuvre du pouvoir, sa co-construction permet une conscience – citoyenne – partagée.
N’importe quelle entreprise aujourd’hui sait qu’il faut construire le storytelling de la marque qui raconte et surtout porte les « valeurs » de l’entreprise dans lesquelles les clients (comme les employés) sont censés se retrouver, adhérer, etc. Donc, rien de nouveau sous le soleil pour ce qui est des fonctions du récit.
Sauf que, si une marque peut raconter ce qu’elle veut, prétendre défendre de bonnes valeurs ratio-émotio-nnelles pour faire acheter, « convertir » et on l’espère « fidéliser », on ne va pas se battre pour ce qui est du contenu : c’est une affaire entre la marque et les clients.
Pour le récit national en revanche, on est au cœur de valeurs qui, normalement, ont une tout autre portée : l’identité, la cohésion et la dynamique nationales qui vont au-delà de la simple addition des comportements individuels. Car le but de l’histoire, du récit, est bien de pouvoir se projeter, s’engager dans l’avenir. Il ne s’agit pas bien entendu de raconter l’histoire uniquement par plaisir intellectuel. Et un citoyen n’est pas – normalement – un client. Histoire, faits, croyances, et donc prismes idéologiques sont à l’œuvre. « France éternelle » ou pas, « racines chrétiennes » ou pas, « valeurs universelles » ou pas, « France, mère des arts, des armes et des lois ! » (Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558) ou pas… Les éléments du récit, même revisités, s’inscrivent (ou s’inscrivaient ?) dans une conscience où l’abondance et la diversité des sources et des traditions s’imbriquent (ou s’imbriquaient ?) dans un destin particulier commun. Même si la construction du récit national est une œuvre du pouvoir, sa co-construction permet une conscience – citoyenne – partagée.
L’idéologie marketing et le récit national, un storytelling d’entreprise ?
Or, aujourd’hui, du point de vue du pouvoir – politique – tout d’abord, il ne s’agit plus de reprendre l’Alsace et la Lorraine. Il s’agit désormais d’intégrer la mondialisation, de passer le cap de la numérisation de la société et, question incontournable, de s’adapter à une évolution climatique planétaire de plus en plus problématique. La question historique de la nation peut ainsi devenir sinon obsolète du moins secondaire. La pandémie soudaine du coronavirus vient en revanche bouleverser les dynamiques en cours et, face à la mort anonyme et mondiale, beaucoup de priorités passent au second voire au troisième plan de l’actualité. Seule la question de la rupture intégrale que représente le terrorisme islamique nous renvoie à nos identités réelles parce qu’elle questionne justement, outre les aspects religieux, l’idéologie marketing porteuse inconsciente d’un certain sens de la vie. Ce double choc, assez brutal au demeurant, questionne nos comportements, notre rapport à la vie et notre rapport à la politique.
En effet, les comportements personnels et collectifs n’ont globalement plus les références d’un récit national qui porte une identité collective relativement précise. À partir du moment où, via le consumérisme, l’idéologie marketing sans maître devient le prisme des comportements, une sorte de lien impensé s’est immiscé entre la qualité de citoyen et celle de client. À côté de nos aspirations personnelles, intimes, et la conscience profonde de nos relations, le rapport au récit national qui nous structurait en partie change. Ainsi, qui va mourir pour quoi ? Covid ou attentat : qui sommes-nous pour affronter tout cela ? Que disent de nous nos peines, nos peurs, nos espoirs ? Que faisons-nous ensemble, que défendons-nous ?
Restant sur le plan politique, de la même façon que l’idéologie marketing dissout le rapport gauche/droite, elle tend à modifier notre rapport fondamental à la collectivité, à la nation. Ce qui résiste est donc bien plus dans nos consciences que dans nos comportements qui s’accommodent très bien des solutions scientifiques et facilités technologiques.
Or, face aux défis contemporains de la mondialisation, il y a une nécessité internationale de changer le socle des consciences et par là, les récits nationaux qui sont des marqueurs de ces changements. Sauf qu’ici, le pouvoir est déjà éclaté : il ne s’agit plus exclusivement des pouvoirs politiques étatiques et nationaux, mais bel et bien d’un ensemble de pouvoirs dont ceux d’entreprises ou sociétés privées dont le poids économique s’impose aux pouvoirs politiques (GAFAM notamment). Il convient ainsi de faire assimiler, en conscience si possible, la mondialisation numérique. Les éléments constitutifs du « récit inter-national » sont déjà donnés par des sources indépendantes des pouvoirs politiques et ainsi s’opère la jonction entre storytellings nationaux et storytellings d’entreprises. Sauf à ce que les questions Covid et rupture islamiste nous renvoient à une histoire inconnue, non partagée, dont nous n’avons pas les ressources nous permettant de trouver des réponses. L’histoire et les valeurs construites d’une marque peuvent difficilement donner du sens à la perte d’un proche.
En effet, les comportements personnels et collectifs n’ont globalement plus les références d’un récit national qui porte une identité collective relativement précise. À partir du moment où, via le consumérisme, l’idéologie marketing sans maître devient le prisme des comportements, une sorte de lien impensé s’est immiscé entre la qualité de citoyen et celle de client. À côté de nos aspirations personnelles, intimes, et la conscience profonde de nos relations, le rapport au récit national qui nous structurait en partie change. Ainsi, qui va mourir pour quoi ? Covid ou attentat : qui sommes-nous pour affronter tout cela ? Que disent de nous nos peines, nos peurs, nos espoirs ? Que faisons-nous ensemble, que défendons-nous ?
Restant sur le plan politique, de la même façon que l’idéologie marketing dissout le rapport gauche/droite, elle tend à modifier notre rapport fondamental à la collectivité, à la nation. Ce qui résiste est donc bien plus dans nos consciences que dans nos comportements qui s’accommodent très bien des solutions scientifiques et facilités technologiques.
Or, face aux défis contemporains de la mondialisation, il y a une nécessité internationale de changer le socle des consciences et par là, les récits nationaux qui sont des marqueurs de ces changements. Sauf qu’ici, le pouvoir est déjà éclaté : il ne s’agit plus exclusivement des pouvoirs politiques étatiques et nationaux, mais bel et bien d’un ensemble de pouvoirs dont ceux d’entreprises ou sociétés privées dont le poids économique s’impose aux pouvoirs politiques (GAFAM notamment). Il convient ainsi de faire assimiler, en conscience si possible, la mondialisation numérique. Les éléments constitutifs du « récit inter-national » sont déjà donnés par des sources indépendantes des pouvoirs politiques et ainsi s’opère la jonction entre storytellings nationaux et storytellings d’entreprises. Sauf à ce que les questions Covid et rupture islamiste nous renvoient à une histoire inconnue, non partagée, dont nous n’avons pas les ressources nous permettant de trouver des réponses. L’histoire et les valeurs construites d’une marque peuvent difficilement donner du sens à la perte d’un proche.
Du produit au sens
Le storytelling commercial ou encore le storydoing tendent à dire, par exemple, que le partage entre amis, les souvenirs d’enfance, voyager… sont des expériences-produits. Comme si le produit était la valeur elle-même de ce que l’on vit. Une boisson, un aliment, un vêtement, une voiture, un parfum sont le bonheur, le partage, l’allure, etc., et non pas un moyen parmi tant d’autres et sans marques d’exercer ces valeurs, comportements, sensations, etc. Concurrence oblige.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, finalement, nous nous consommons nous-mêmes et payons (des produits et services) pour cela. Avoir les mêmes chaussures ou les mêmes lunettes que tel ou tel influenceur, c’est être sinon lui, comme lui, du moins c’est être un soi augmenté de lui et de phantasme associés. L’identification par les produits peut être ainsi en complicité ou en conflictualité. On peut partager ses différences, s’en amuser, ou en déduire des ruptures non acceptables. Et l’on sait de même comment on peut être mis à l’écart, voire ostracisé dans une cour d’école parce que l’on n’a pas les codes du moment, parce qu’on est différent. Les phénomènes humains passent ainsi par la consommation de produits ou de valeurs-produits.
Quid alors d’une situation où les produits ne valent plus rien ? Quid de nos modes de vie qui nous identifient s’ils peuvent être dévastés en un instant ? Comment trouver du sens si la vie n’est évaluée qu’en fonction de capacités de productions technologiques et scientifiques ?
La conscience résiste à cela tant qu’elle peut conserver une distance sociale et relationnelle. C’est elle qui peut résoudre in fine le désir mimétique en redistribuant les valeurs et l’histoire qu’elles portent, nous reliant à ce que nous sommes et non à ce que nous avons.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, finalement, nous nous consommons nous-mêmes et payons (des produits et services) pour cela. Avoir les mêmes chaussures ou les mêmes lunettes que tel ou tel influenceur, c’est être sinon lui, comme lui, du moins c’est être un soi augmenté de lui et de phantasme associés. L’identification par les produits peut être ainsi en complicité ou en conflictualité. On peut partager ses différences, s’en amuser, ou en déduire des ruptures non acceptables. Et l’on sait de même comment on peut être mis à l’écart, voire ostracisé dans une cour d’école parce que l’on n’a pas les codes du moment, parce qu’on est différent. Les phénomènes humains passent ainsi par la consommation de produits ou de valeurs-produits.
Quid alors d’une situation où les produits ne valent plus rien ? Quid de nos modes de vie qui nous identifient s’ils peuvent être dévastés en un instant ? Comment trouver du sens si la vie n’est évaluée qu’en fonction de capacités de productions technologiques et scientifiques ?
La conscience résiste à cela tant qu’elle peut conserver une distance sociale et relationnelle. C’est elle qui peut résoudre in fine le désir mimétique en redistribuant les valeurs et l’histoire qu’elles portent, nous reliant à ce que nous sommes et non à ce que nous avons.
Valeurs du récit et idéologie marketing
À côté des produits de consommation, ce sont les valeurs et opinions politiques qui marquent les différents types de récits nationaux. L’histoire commune s’interprète entre les sensibilités gauche – droite, entre mondialistes et nationalistes culturels. Toutefois, être ringardisé parce qu’on n’a pas tel nouveau smartphone n’a pas la même signification ni la même portée que d’être pour ou contre telle loi pénale, économique, sanitaire ou encore sociétale. Les enjeux ont une autre dimension. Là, le jugement de valeur touche le Bien et le Mal collectifs. Même sous couvert de l’efficacité économique ou d’une modernité inéluctable, les valeurs sont confrontées à l’autonomie, la liberté et la dignité des personnes. L’opinion strictement politique touche d’abord ce que l’on est avant de toucher les comportements. Tout le monde veut l’émancipation des personnes, mais le contenu de cette émancipation diffère selon les références philosophiques, culturelles ou politiques.
Ainsi, si les références historiques et politiques continuent de marquer et d’influencer la vie politique, la praxis de l’idéologie marketing a largement fait bouger les lignes des valeurs. Encore une fois, la dimension économique a pris le pas au point que la distinction droite/gauche (et centre) est quasiment obsolète. Ce n’est plus fondamentalement en référence à une histoire et une identité communes, même controversées dans leur interprétation, que les choix se fondent. Seule « l’entreprise politique » (c’est-à-dire l’ensemble des partis, institutions et organismes qui vivent de la politique) a continué d’alimenter le storytelling gauche/droite parce qu’il justifie des places, des postes, des marchés et toute une chaine de sous-traitants : médias, lobbying, etc. Le dépassement gauche/droite n’est pas un fait volontaire : il ne constitue pas une véritable innovation dans la vie politique, mais révèle la complexité et la technicité économique des choix. Mondialisation, financiarisation, numérisation, demande commerciale et projection des comportements : quelle place pour l’histoire, qui pourtant fait tant besoin aux consciences ? Le récit semble ainsi se réduire à un préjugement moral et utilitaire de l’histoire, comme des slogans commerciaux.
Dans les années 1950, 1960, et même 1970, la dissolution de la politique dans l’économie n’était pas concevable. Ne serait-ce qu’à cause de la bipolarisation du monde et de la guerre froide, même si elle était déjà contenue dans l’évolution consumériste de ces trente glorieuses. L’expression « Monde libre » avait un sens qui se discutait, même s’il défendait déjà une certaine économie. Entre Covid, attentats et climat, est-on certain que la 5G va nous sauver ?"
Ainsi, si les références historiques et politiques continuent de marquer et d’influencer la vie politique, la praxis de l’idéologie marketing a largement fait bouger les lignes des valeurs. Encore une fois, la dimension économique a pris le pas au point que la distinction droite/gauche (et centre) est quasiment obsolète. Ce n’est plus fondamentalement en référence à une histoire et une identité communes, même controversées dans leur interprétation, que les choix se fondent. Seule « l’entreprise politique » (c’est-à-dire l’ensemble des partis, institutions et organismes qui vivent de la politique) a continué d’alimenter le storytelling gauche/droite parce qu’il justifie des places, des postes, des marchés et toute une chaine de sous-traitants : médias, lobbying, etc. Le dépassement gauche/droite n’est pas un fait volontaire : il ne constitue pas une véritable innovation dans la vie politique, mais révèle la complexité et la technicité économique des choix. Mondialisation, financiarisation, numérisation, demande commerciale et projection des comportements : quelle place pour l’histoire, qui pourtant fait tant besoin aux consciences ? Le récit semble ainsi se réduire à un préjugement moral et utilitaire de l’histoire, comme des slogans commerciaux.
Dans les années 1950, 1960, et même 1970, la dissolution de la politique dans l’économie n’était pas concevable. Ne serait-ce qu’à cause de la bipolarisation du monde et de la guerre froide, même si elle était déjà contenue dans l’évolution consumériste de ces trente glorieuses. L’expression « Monde libre » avait un sens qui se discutait, même s’il défendait déjà une certaine économie. Entre Covid, attentats et climat, est-on certain que la 5G va nous sauver ?"
1 Les Échos, Xavier Darcos et Guillaume Leboucher, Faisons entrer l’intelligence artificielle à l’école, 21 juin 2019.
https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/faisons-entrer-lintelligence-artificielle-a-lecole-1031171
https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/faisons-entrer-lintelligence-artificielle-a-lecole-1031171
Bertrand Marie Flourez est l'auteur de « Notre conscience nous appartient, Clés pour la libérer » (VA Éditions).