Le titre de cette interview s’inspire d’une célèbre citation d’Ovide : « l’homme est un loup pour l’homme ». D’après cette métaphore, l’homme est considéré comme le plus grand prédateur de l’espèce humaine, car sa volonté de domination le pousse à mener des guerres pour étendre un empire, imposer une religion, conquérir des richesses, avec la volonté d’éradiquer des peuples lors de génocides. La prédation de l’homme par l’homme est la plupart du temps consciente et intentionnelle. Par comparaison, dans le règne animal et végétal la disparition d’une espèce obéit aux lois de la sélection naturelle, au cours de laquelle la lutte entre espèces répond à l’instinct de survie. C’est la raison pour laquelle le monde est dangereux et le restera, en dépit de tous les progrès scientifiques et de toutes les considérations éthiques que l’on puisse imaginer.
En préambule, la question posée dans le titre est de savoir si les « réseaux sont un loup pour l’homme », au sujet des réseaux sociaux sur internet. Est-ce que les réseaux sociaux sont conduits de manière intentionnelle par une « main invisible », au sens d’Adam Smith et d’Alfred Chandler, qui serait capable d’orienter la pensée d’autrui et d’influencer l’humeur des foules, accréditant l’idée d’une prédation des esprits ? Au contraire, est-ce que les réseaux sociaux sont tellement imprévisibles en raison de leur caractère systémique, qu’il n’est pas possible de les gouverner ? Sous cet angle, les réseaux sociaux ne sont pas soumis à un chef d’orchestre, mais à des principes de mimétisme social incitant à copier le voisin par instinct grégaire. Les fondements de « l’acceptabilité sociale » découleraient alors d’un processus de sélection naturelle des idées les plus copiées !
Nous sommes plus facilement biaisés lorsque l’émotion nous contrôle. Sachant que la nouvelle génération est décrite comme plus émotive, pensez-vous que la dé/mé-sinformation s’intensifie ?
Au démarrage d’Internet, les premières générations étaient nées avant le digital et habituées à une communication épistolaire. Elles ont transposé spontanément leurs habitudes d’écriture dans des courriers électroniques. Progressivement, avec le renouvellement générationnel, les codes de communication ont évolué vers l'utilisation massive de l’image, comme la photographie instantanée pour se mettre en scène (le selfie). Aujourd’hui les plus jeunes générations s’adonnent à la communication éphémère par de courtes vidéos pour attirer l’attention ou entretenir des liens de correspondance. Le remplacement de l’écrit par l’image, comme mode d’expression privilégié, correspond ainsi aux évolutions des mœurs dans une société tournée vers la communication et le divertissement, où la forme du message l’emporte sur le fond. En remplaçant l’écrit par l’image, c’est la raison qui est victime de l’émotion. Dans les réseaux sociaux où l’information circule en flux continue, il devient alors difficile, notamment pour les plus jeunes, de ne pas réagir aux messages en exprimant l’empathie, la colère, l’indignation, la haine ou l’amour. Plus grave que la désinformation jouant sur la manipulation des sentiments, nous assistons à une perte progressive des repères culturels, avec une remise en question du savoir rationnel et une incapacité de projection sur le temps long. A l’image du film « Un jour sans fin », les réseaux sociaux entretiennent l’idée d’un perpétuel recommencement de l’histoire, sans début, ni fin.
Comment le trop plein de sources a-t-il pu conduire à autant de désinformation et non à la multiplication des connaissances ?
Trop d’information tue l’information. La difficulté n’est pas d’accéder à l’information mais de savoir filtrer et traiter la connaissance pertinente. Démultiplier les sources pour recouper l’information est alors souhaitable pour parvenir à une connaissance factuelle, la moins déformée possible. Le problème réside dans le manque de fiabilité des sources lorsque les canaux d’informations sont verrouillés afin d’influencer l’opinion publique dans l’accès aux connaissances autorisées. Dans ces circonstances, les réseaux sociaux jouent un double rôle : ils peuvent servir d’instrument de propagande pour relayer la pensée unique, mais ils peuvent également servir à contourner la censure dans les médias officiels sur l’exemple du « printemps arabe ». Ils peuvent également offrir une alternative contre la pression des lobbys, comme le révèle Aude de Kerros dans l’Art contemporain. En conséquence, l’information fait l’objet d’une guerre avec des cyber-combattants, des résistants, et des victimes soumises à l’intoxication des belligérants.
La manipulation effectuée sur les réseaux accroit-elle les pensées radicales ?
La manipulation sur les réseaux entretient la pensée radicale, si le manipulateur y trouve un intérêt. Souvenons-nous de l’ingérence Russe durant la campagne présidentielle en 2016 aux États-Unis entre Hillary Clinton et Donald Trump, et de la révélation par wikileaks de milliers d’e-mail personnels d’Hillary Clinton, discréditant la candidate démocrate, après enquête du FBI. Est-ce que la victoire du candidat républicain fût liée à cette manipulation de l’information sur les réseaux sociaux ? A-t-elle favorisé la mise en place d’une politique isolationniste conforme aux intérêts de la Russie ? Est-ce que l’échec pour un deuxième mandat du « candidat antisystème » Donald Trump, a renforcé la radicalisation de certains de ses partisans, au point d’attaquer le Capitole pour contester par la violence le verdict des urnes ? Est-ce que cette déstabilisation de la démocratie américaine continue de bouleverser les équilibres géopolitiques dans le reste du monde ?
Pour lutter contre la propagation des fake-news, l’éducation et la prévention sont-elles les seules options ou pourrions-nous lutter en amont de leur création ?
Quelles sont les armes pour empêcher la propagation des fake-news en amont de leur création ? L’arme juridique est peu dissuasive car le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique et l’anonymat des foules déresponsabilise. L’arme normative avec l’activité de modération des plateformes est peu efficace, sauf si tout le monde se sent concerné et joue le rôle de vigie. L’arme dissuasive est envisageable en mettant en place des coupe-circuits dans les chaînes de contamination, c’est-à-dire en rendant accessible le décodage des contre-vérités et en valorisant le mimétisme positif. L’arme offensive de neutralisation du manipulateur est possible à condition d’identifier la source de propagation de fausses nouvelles, et de disposer du degré de variété requise selon William Ross Ashby, pour émettre des contre feux.