La crise financière qui a éclaté 2007 a conduit à un effondrement du commerce international et à un ralentissement économique plus profonds que tout autre depuis la Grande Dépression des années 1930. Si elle a été déclenchée par l’éclatement de la bulle immobilière américaine en mars 2007, elle a connu plusieurs phases de développement et a engendré différents types de réponses de la part des Etats dont les conséquences ont affecté en profondeur les citoyens de toutes les régions du monde.
Suite à la chute de Lehman Brothers en septembre 2008, un consensus s’est rapidement dessiné entre la majorité des Etats de l’OCDE pour considérer qu’il fallait endiguer l’effondrement de la dépense privée et utiliser des mesures budgétaires et monétaires expansionnistes. A travers cette réaction collective, les gouvernements ont montré qu’ils avaient retenu les leçons de la crise de 1929. Cette dernière avait en effet souligné la nécessité de recourir rapidement à des politiques contra-cycliques pour prévenir les risques de récession et de déflation. Ainsi, les gouvernements et les banques centrales ont mis en œuvre des politiques de soutien à l’économie malgré l’influence du néolibéralisme et une certaine aversion à la pensée keynésienne aux Etats-Unis et en Europe. Ces politiques étaient fondées principalement sur trois leviers : la baisse des taux d’intérêt ; l’aide massive aux institutions financières sous la forme de prêts ; et le soutien à la production et l’emploi par les déficits budgétaires.
Cette première réponse des Etats illustre l’application d’une forme de « keynésianisme d’urgence » qui contraste nettement avec le credo néolibéral défendu dans le cadre du « Consensus de Washington » depuis les années 1980. En Europe, elle a conduit les gouvernements à déroger aux règles du Pacte de Stabilité fixant la limite des déficits publics à 3 %. Globalement, ces politiques ont été relativement efficaces au cours de cette première phase de la crise, quoique probablement insuffisantes, car le PIB a commencé à remonter après avoir atteint son niveau le plus bas au premier trimestre 2009.
Le soutien à l’intervention publique s’est toutefois transformé à partir de la deuxième moitié de 2009. D’un côté, les banques d’investissement ont commencé à se remettre de la crise et les marchés du crédit à fonctionner de nouveau. Mais de l’autre, les dettes publiques des États ont continué à se creuser sous l’effet du mécanisme de la socialisation des pertes qui transforme des dettes privées en dettes publiques et fait donc mécaniquement augmenter les dettes des États. Il est estimé que le renflouement des institutions financières opéré au cours de la première phase de la crise entre 2007 et 2009 a conduit à une augmentation des dettes publiques des États-Unis, du Royaume-Uni et des États de la zone euro de l’ordre de 20 % à 40 % du PIB. Dans le cas de l’Irlande, le sauvetage par l’État des banques qui avaient alimenté une gigantesque bulle de crédits immobiliers a fait passer la dette publique de 25 % en 2007 à 110 % fin 2011.
Dans ce contexte, les investisseurs et surtout les agences de notation se sont alarmés du niveau élevé et toujours en augmentation des dettes publiques. Le 27 avril 2010, l’agence américaine Standard & Poor’s a dégradé la note souveraine de la Grèce en raison de ses doutes sur la capacité du gouvernement à appliquer les réformes nécessaires pour faire baisser la dette. Elle a abaissé la note à long terme de l’État grec de trois échelons, à BB+, la note la plus élevée de la catégorie spéculative. Peu après cette dégradation, le Premier ministre Papaconstantinou annonçait que l’État grec ne pouvait plus emprunter sur les marchés.
Ainsi, au moment où les gouvernements espéraient voir la contrainte des marchés se relâcher, ils se sont rapidement retrouvés à nouveau sous pression. La crise grecque a en effet relancé la spéculation financière dans la zone euro tout en divisant ses membres sur l’approche à adopter. Elle a en particulier mis en lumière l’intransigeance de l’Allemagne sur la nécessité de respecter la clause de non solidarité (art. 125 Traité de Lisbonne) et de privilégier l’austérité budgétaire. L’intransigeance allemande a été confortée par le traitement médiatique de la Grèce qui a été dépeinte comme la seule responsable de ses problèmes (falsification des comptes lors de son entrée dans la zone euro, sous-estimation du déficit budgétaire et système fiscal défaillant) et a servi, d’une certaine façon, de bouc-émissaire. Ce contexte politico-médiatique a favorisé l’émergence d’un discours qui stigmatise le « laxisme budgétaire » et considère paradoxalement l’augmentation des dettes souveraines comme la cause de la crise alors qu’elle n’en est que la conséquence logique.
En 2010, la gestion politique de la crise a connu un tournant majeur vers l’austérité. Ce revirement a été prôné par différents acteurs estimant que des restrictions devaient dorénavant s’imposer, alors même qu’il n’y avait pas encore de signe fiable de reprise. Dès le printemps 2010, l’OCDE, dans son rapport sur les perspectives économiques, recommandait au gouvernement des Etats-Unis de réduire son déficit budgétaire et à la Réserve fédérale de relever les taux d’intérêt à court terme. Mais les autorités américaines n’ont pas suivi ce conseil, à la différence de nombreux États européens. Ce changement de cap a été défendu par d’autres partisans de l’austérité comme la Banque centrale européenne (BCE), la Banque des règlements internationaux, mais aussi par les partis conservateurs aux États-Unis et au Royaume-Uni, d’éminents économistes de Chicago (par ex. Raghuram Rajan) et certaines voix influentes du monde des affaires (comme Bill Gross, de Pimco).
Suite à cette inflexion, la perception de la crise dans le débat public s’est profondément modifiée. Ce qui était considéré au départ comme un problème de croissance insoutenable de la dette privée, engendré par une finance hors de contrôle, s’est transformé en une crise de la dette souveraine. Un nouveau consensus politique s’est cristallisé, considérant que les déficits européens étaient dus aux dépenses excessives de l’État plutôt qu’à l’intervention des gouvernements pour soutenir les économies et prévenir une spirale dépressive. Ce nouveau diagnostic a contribué à légitimer l’adoption de politiques d’austérité dans la plupart des Etats de l’OCDE, quoiqu’avec des différentes importantes dans l’intensité et les rythmes de mise en œuvre. Elles ont été adoptées rapidement et avec une forte intensité par les gouvernements des États membres de l’Union européenne. Les programmes les plus sévères ont été ceux des États qui ont sollicité l’aide extérieure de l’UE ou du FMI (Hongrie, Lettonie, Grèce, Irlande, Roumanie) ou qui ont passé près d’un défaut de paiement (Portugal, Espagne).
Dans le cadre de ces réformes, la protection sociale et l'administration publique sont parmi les principaux secteurs ciblés pour la réduction des dépenses. Les retraités, les employés du secteur public et les bénéficiaires de prestations sociales (chômage, aide sociale, allocations familiales) figurent parmi les groupes sociaux les plus sévèrement affectés. Ces réformes ont en effet conduit à la réduction de mesures conditionnant de nombreux droits sociaux, en particulier dans les domaines de la santé, du chômage et des retraites, mais aussi des droits au logement, à l’éducation et du droit à s’organiser en syndicat. En outre, elles ont poussé à une réduction de la norme salariale en introduisant une flexibilisation du temps de travail et un affaiblissement de la protection contre les licenciements et du régime de négociation salariale. De telles politiques ont conduit à une forte augmentation des inégalités dans la plupart des pays concernés et contribuent à miner les valeurs européennes d’intégration, de développement dans le progrès et de promotion des droits fondamentaux.
Ce phénomène met en lumière la fragilité des droits sociaux en période de crise financière qui ne sont plus véritablement considérés comme des droits (intangibles) de citoyenneté, mais plutôt comme des instruments de régulation conjoncturelle pouvant être facilement remis en question. Au moment où les citoyens européens avaient un grand besoin des protections liées à leurs droits sociaux, ce sont précisément ces protections qui ont été affaiblies, sans que les mesures d’austérité ne produisent par ailleurs les effets escomptés. La crise financière de 2008 souligne, en outre, le caractère problématique du discours sur la « nécessité » de l’austérité. Ce discours est non seulement contesté sur le terrain de l’analyse économique, mais il est, en outre, convergent avec un discours politique de promotion d’un modèle néolibéral de citoyenneté sociale mieux adapté au contexte de la financiarisation de l’économie. De ce point de vue, notre article souligne que la crise offre aussi une « opportunité » aux élites politiques pour légitimer des réformes qui touchent au cœur du pacte social et qui ne seraient pas nécessairement acceptées ou du moins pas aussi facilement en temps normal.
Pour une analyse plus détaillée : Virgile Perret, « La monnaie à l’épreuve de la crise financière et ses enjeux pour la citoyenneté sociale », Interventions économiques, vol. 52, 2015. https://interventionseconomiques.revues.org/2416
Suite à la chute de Lehman Brothers en septembre 2008, un consensus s’est rapidement dessiné entre la majorité des Etats de l’OCDE pour considérer qu’il fallait endiguer l’effondrement de la dépense privée et utiliser des mesures budgétaires et monétaires expansionnistes. A travers cette réaction collective, les gouvernements ont montré qu’ils avaient retenu les leçons de la crise de 1929. Cette dernière avait en effet souligné la nécessité de recourir rapidement à des politiques contra-cycliques pour prévenir les risques de récession et de déflation. Ainsi, les gouvernements et les banques centrales ont mis en œuvre des politiques de soutien à l’économie malgré l’influence du néolibéralisme et une certaine aversion à la pensée keynésienne aux Etats-Unis et en Europe. Ces politiques étaient fondées principalement sur trois leviers : la baisse des taux d’intérêt ; l’aide massive aux institutions financières sous la forme de prêts ; et le soutien à la production et l’emploi par les déficits budgétaires.
Cette première réponse des Etats illustre l’application d’une forme de « keynésianisme d’urgence » qui contraste nettement avec le credo néolibéral défendu dans le cadre du « Consensus de Washington » depuis les années 1980. En Europe, elle a conduit les gouvernements à déroger aux règles du Pacte de Stabilité fixant la limite des déficits publics à 3 %. Globalement, ces politiques ont été relativement efficaces au cours de cette première phase de la crise, quoique probablement insuffisantes, car le PIB a commencé à remonter après avoir atteint son niveau le plus bas au premier trimestre 2009.
Le soutien à l’intervention publique s’est toutefois transformé à partir de la deuxième moitié de 2009. D’un côté, les banques d’investissement ont commencé à se remettre de la crise et les marchés du crédit à fonctionner de nouveau. Mais de l’autre, les dettes publiques des États ont continué à se creuser sous l’effet du mécanisme de la socialisation des pertes qui transforme des dettes privées en dettes publiques et fait donc mécaniquement augmenter les dettes des États. Il est estimé que le renflouement des institutions financières opéré au cours de la première phase de la crise entre 2007 et 2009 a conduit à une augmentation des dettes publiques des États-Unis, du Royaume-Uni et des États de la zone euro de l’ordre de 20 % à 40 % du PIB. Dans le cas de l’Irlande, le sauvetage par l’État des banques qui avaient alimenté une gigantesque bulle de crédits immobiliers a fait passer la dette publique de 25 % en 2007 à 110 % fin 2011.
Dans ce contexte, les investisseurs et surtout les agences de notation se sont alarmés du niveau élevé et toujours en augmentation des dettes publiques. Le 27 avril 2010, l’agence américaine Standard & Poor’s a dégradé la note souveraine de la Grèce en raison de ses doutes sur la capacité du gouvernement à appliquer les réformes nécessaires pour faire baisser la dette. Elle a abaissé la note à long terme de l’État grec de trois échelons, à BB+, la note la plus élevée de la catégorie spéculative. Peu après cette dégradation, le Premier ministre Papaconstantinou annonçait que l’État grec ne pouvait plus emprunter sur les marchés.
Ainsi, au moment où les gouvernements espéraient voir la contrainte des marchés se relâcher, ils se sont rapidement retrouvés à nouveau sous pression. La crise grecque a en effet relancé la spéculation financière dans la zone euro tout en divisant ses membres sur l’approche à adopter. Elle a en particulier mis en lumière l’intransigeance de l’Allemagne sur la nécessité de respecter la clause de non solidarité (art. 125 Traité de Lisbonne) et de privilégier l’austérité budgétaire. L’intransigeance allemande a été confortée par le traitement médiatique de la Grèce qui a été dépeinte comme la seule responsable de ses problèmes (falsification des comptes lors de son entrée dans la zone euro, sous-estimation du déficit budgétaire et système fiscal défaillant) et a servi, d’une certaine façon, de bouc-émissaire. Ce contexte politico-médiatique a favorisé l’émergence d’un discours qui stigmatise le « laxisme budgétaire » et considère paradoxalement l’augmentation des dettes souveraines comme la cause de la crise alors qu’elle n’en est que la conséquence logique.
En 2010, la gestion politique de la crise a connu un tournant majeur vers l’austérité. Ce revirement a été prôné par différents acteurs estimant que des restrictions devaient dorénavant s’imposer, alors même qu’il n’y avait pas encore de signe fiable de reprise. Dès le printemps 2010, l’OCDE, dans son rapport sur les perspectives économiques, recommandait au gouvernement des Etats-Unis de réduire son déficit budgétaire et à la Réserve fédérale de relever les taux d’intérêt à court terme. Mais les autorités américaines n’ont pas suivi ce conseil, à la différence de nombreux États européens. Ce changement de cap a été défendu par d’autres partisans de l’austérité comme la Banque centrale européenne (BCE), la Banque des règlements internationaux, mais aussi par les partis conservateurs aux États-Unis et au Royaume-Uni, d’éminents économistes de Chicago (par ex. Raghuram Rajan) et certaines voix influentes du monde des affaires (comme Bill Gross, de Pimco).
Suite à cette inflexion, la perception de la crise dans le débat public s’est profondément modifiée. Ce qui était considéré au départ comme un problème de croissance insoutenable de la dette privée, engendré par une finance hors de contrôle, s’est transformé en une crise de la dette souveraine. Un nouveau consensus politique s’est cristallisé, considérant que les déficits européens étaient dus aux dépenses excessives de l’État plutôt qu’à l’intervention des gouvernements pour soutenir les économies et prévenir une spirale dépressive. Ce nouveau diagnostic a contribué à légitimer l’adoption de politiques d’austérité dans la plupart des Etats de l’OCDE, quoiqu’avec des différentes importantes dans l’intensité et les rythmes de mise en œuvre. Elles ont été adoptées rapidement et avec une forte intensité par les gouvernements des États membres de l’Union européenne. Les programmes les plus sévères ont été ceux des États qui ont sollicité l’aide extérieure de l’UE ou du FMI (Hongrie, Lettonie, Grèce, Irlande, Roumanie) ou qui ont passé près d’un défaut de paiement (Portugal, Espagne).
Dans le cadre de ces réformes, la protection sociale et l'administration publique sont parmi les principaux secteurs ciblés pour la réduction des dépenses. Les retraités, les employés du secteur public et les bénéficiaires de prestations sociales (chômage, aide sociale, allocations familiales) figurent parmi les groupes sociaux les plus sévèrement affectés. Ces réformes ont en effet conduit à la réduction de mesures conditionnant de nombreux droits sociaux, en particulier dans les domaines de la santé, du chômage et des retraites, mais aussi des droits au logement, à l’éducation et du droit à s’organiser en syndicat. En outre, elles ont poussé à une réduction de la norme salariale en introduisant une flexibilisation du temps de travail et un affaiblissement de la protection contre les licenciements et du régime de négociation salariale. De telles politiques ont conduit à une forte augmentation des inégalités dans la plupart des pays concernés et contribuent à miner les valeurs européennes d’intégration, de développement dans le progrès et de promotion des droits fondamentaux.
Ce phénomène met en lumière la fragilité des droits sociaux en période de crise financière qui ne sont plus véritablement considérés comme des droits (intangibles) de citoyenneté, mais plutôt comme des instruments de régulation conjoncturelle pouvant être facilement remis en question. Au moment où les citoyens européens avaient un grand besoin des protections liées à leurs droits sociaux, ce sont précisément ces protections qui ont été affaiblies, sans que les mesures d’austérité ne produisent par ailleurs les effets escomptés. La crise financière de 2008 souligne, en outre, le caractère problématique du discours sur la « nécessité » de l’austérité. Ce discours est non seulement contesté sur le terrain de l’analyse économique, mais il est, en outre, convergent avec un discours politique de promotion d’un modèle néolibéral de citoyenneté sociale mieux adapté au contexte de la financiarisation de l’économie. De ce point de vue, notre article souligne que la crise offre aussi une « opportunité » aux élites politiques pour légitimer des réformes qui touchent au cœur du pacte social et qui ne seraient pas nécessairement acceptées ou du moins pas aussi facilement en temps normal.
Pour une analyse plus détaillée : Virgile Perret, « La monnaie à l’épreuve de la crise financière et ses enjeux pour la citoyenneté sociale », Interventions économiques, vol. 52, 2015. https://interventionseconomiques.revues.org/2416
Virgile Perret a obtenu un doctorat en science politique à l’Université de Lausanne pour lequel il a reçu le Prix de la faculté des sciences sociales et politiques en 2013. Auteur de plusieurs publications sur le thème de la monnaie et de la citoyenneté, il a enseigné les relations internationales à l’Université de Lausanne. Membre du réseau suisse pour les études internationales (SNI) de l'Institut des hautes études internationales (IHEID), il travaille actuellement comme consultant et chercheur indépendant