SenseMaking : D’où vient le terme Intelligence Économique et comment le définissez-vous?
Damien Bruté de Rémur: Le terme a été forgé par Robert Guillaumot, le fondateur de l’Académie de l’IE, aujourd’hui présidée par Alain Juillet. Avec cette formulation, il a voulu traduire en une seule expression française les deux expressions américaines « Business Intelligence » et « Competitive Intelligence ». Il m’a avoué lors de notre première rencontre que le terme Intelligence Informationnelle – d’ailleurs défini par l’ancien Président d’IBM Louis V. Gerstner Jr – aurait été plus approprié. Mais aujourd’hui le terme Intelligence Économique est suffisamment connu et consacré pour ne pas être remis en question. Il y a de nombreuses définitions de l’IE (ndlr. Intelligence Économique). Il serait sans doute réducteur d’en donner une définitive. La plus célèbre historiquement est celle du rapport Martre qui introduit cette discipline comme « comme l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l'information utile aux acteurs économiques ». La plus utilisée est vraisemblablement celle d’Alain Juillet qui la conçoit comme « la maîtrise et la protection de l'information stratégique utile pour tous les acteurs économiques ».
J’ai eu l’occasion lors d’une conférence au salon ICC, en 2006, de dire qu’il fallait passer du management de l’information au management par l’information. La formule fait peu à peu florès : elle est à la fois parlante et énigmatique ! Chacun peut se l’approprier en lui donnant une signification concrète dans son propre contexte. L’IE est avant tout une science de l’action, de bonnes pratiques et de précaution : Paul Valéry disait qu’il faut « faire pour comprendre ». Cela s’applique excellemment à cette discipline !
Comment se traduit une politique d’Intelligence Économique dans un groupe de travail en entreprise ?
Puisqu’il s’agit avant tout de faire, il n’y a pas de « recette » universelle. Et les initiatives prennent des formes différentes selon les activités et les entreprises considérées. Les secteurs les plus sensibles sont ceux qui touchent aux technologies. L’action de l’État y est sans doute importante tant en matière de formation qu’en ce qui concerne la sensibilisation des dirigeants. On pense particulièrement aux industries pharmaceutiques mais les autres secteurs comme l’aéronautique sont aussi concernés.
On peut toutefois avancer deux axes d’action destinés à mettre l’information au centre d’une démarche stratégique qui ne saurait d’ailleurs aboutir sans le soutien et la conviction du ou des dirigeants. Tout d’abord, privilégier les démarches d’audit informationnel permet d’identifier le patrimoine informationnel d’une entreprise et de lui donner toute sa valeur. Pour se convaincre de l’utilité de ce premier point, rappelons les chiffres de la Banque Mondiale selon laquelle les actifs d’entreprise sont constitués à 87% d’informations, dont seulement le tiers de comptabilisé. Le deuxième axe d’action serait de prévoir la gouvernance de sa sécurité par une indentification systématique des menaces et des vulnérabilités. À cet égard, on note que le facteur humain est aux trois quarts responsable des sinistres informationnels ; l’humain est donc une donnée centrale dans la conception des politiques d’Intelligence Économique.
Sur quelle conception de l’information s’appuie le développement d’une telle politique ?
Il y a, à mon sens, deux grands cadres qui servent de point de départ à la conception d’une démarche d’IE. Le premier est consacré et désigné par la formule « cycle de l’information ». Cette perspective prend pour point de départ un besoin d’information – celui d’une entreprise par exemple – et tend vers sa satisfaction par la recherche ciblée. La démarche de veille s’inscrit tout à fait dans le principe du cycle de l’information. La veille s’attache en effet à identifier des données pertinentes, à les ordonner et à les transformer en information exploitable par l’entreprise ; elle s’inscrit dans un effort de management de l’information.
Au cycle de l’information, j’ajouterai pour ma part un second cadre de référence qui ne part pas du besoin de l’entreprise. Définir un besoin suppose en effet d’avoir une connaissance préalable déjà relativement bonne des enjeux. Or ce n’est pas toujours le cas des entreprises : les besoins d’aujourd’hui ne sont pas, par exemple, les besoins de demain. C’est en ce sens qu’une démarche d’IE peut être conçue en accordant une place plus centrale à la prospective. Dans cette optique, une entreprise peut s’atteler à collecter activement de l’information qui n’a a priori pas de rapport avec son projet, et à valoriser, par sérendipité, cette information à mesure qu’elle développe celui-ci. Dans ce cadre-ci, l’identité d’une entreprise est très déterminée par ce qu’elle sait, car sa façon de développer son activité en dépendra ; c’est le sens que j’attribue au management par l’information.
Le concept d’Intelligence Intuitive, dont Francis Cholle a montré qu’il est le principal moteur de l’innovation, trouve là toute sa force : L’IE est avant tout une culture. Il reste à forger les outils qui permettront de rationnaliser, autant que faire se peut, cette approche, de manière à mieux diffuser les pratiques : nous y travaillons. Mais au-delà de ces distinctions finalement théoriques, une règle fondamentale se dégage : c’est le projet qui donne de la valeur à l’information. C’est pourquoi l’IE est indissociable des démarches de réflexion et de conception stratégique qui s’appliquent à l’entreprise dans sa globalité.
Quel est le rôle de l’État dans le développement de l’Intelligence Économique en France ?
Le rôle de l’État a été particulièrement important et la mise en place de la politique publique d’IE sous la responsabilité d’Alain Juillet a été décisive. La création d’une délégation interministérielle est un puissant symbole, mais l’organisation de cette force n’est pas forcément perçue positivement par les spécialistes : ils redoutent par exemple la lourdeur d’une administration aux effectifs importants et perçoivent le rattachement à Bercy comme faisant double emploi avec le service déjà opérationnel en IE de ce ministère. La volonté est cependant réelle avec, en particulier, le programme de sensibilisation à l’IE à tous les niveaux des formations supérieures. Reste à savoir comment ce programme ambitieux va trouver sa vraie force compte tenu de la faiblesse des effectifs compétents sur le sujet : il me semble que l’on irait presque trop vite dans ce domaine où l’on risque de voir des formateurs insuffisamment compétents créer une relative inefficacité des formations, voire déformer le message. À cet égard, l’option d’un détournement des moyens vers d’autres disciplines est peut-être celle qui comporte le moins de risque.
La France accuse-t-elle un retard en matière d’Intelligence Économique ?
La Chine déclarait récemment que le modèle d’IE sur lequel elle s’appuyait était le modèle français. La France n’est donc pas en reste en la matière mais il y a des ombres au tableau. Tout d’abord en effet, la France est trop facilement un pays où les déclarations ne se traduisent pas dans les faits. La césure public/privé – héritage d’une bureaucratie mise en place dans le cadre d’une culture juridique de stricte morale démocratique et républicaine – rend difficile la coopération entre ces deux mondes, d’une part comme de l’autre. La perspective d’un « Small Business Act » à l’image de ce qui existe aux États Unis est sans doute un point favorable au dépassement de ce problème. Les entreprises françaises sont sans doute moins bien aidées dans tous les secteurs du lobbying que leurs concurrents anglo-saxons. Par ailleurs, la sensibilisation à la sécurité de l’information est, elle aussi difficile, tant il est vrai que la prise de conscience des risques vient majoritairement à la suite d’une attaque ou d’un sinistre. Les assurances prennent encore difficilement en compte les conséquences économiques des atteintes à l’information. La France n’est pas en retard, mais ces quelques exemple illustrent qu’elle peut encore s’améliorer.
(1) BRUTE DE REMUR, D., Ce que Intelligence Économique veut dire, 2006, Éditions Eyrolles, 253 pp..
Damien Bruté de Rémur: Le terme a été forgé par Robert Guillaumot, le fondateur de l’Académie de l’IE, aujourd’hui présidée par Alain Juillet. Avec cette formulation, il a voulu traduire en une seule expression française les deux expressions américaines « Business Intelligence » et « Competitive Intelligence ». Il m’a avoué lors de notre première rencontre que le terme Intelligence Informationnelle – d’ailleurs défini par l’ancien Président d’IBM Louis V. Gerstner Jr – aurait été plus approprié. Mais aujourd’hui le terme Intelligence Économique est suffisamment connu et consacré pour ne pas être remis en question. Il y a de nombreuses définitions de l’IE (ndlr. Intelligence Économique). Il serait sans doute réducteur d’en donner une définitive. La plus célèbre historiquement est celle du rapport Martre qui introduit cette discipline comme « comme l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l'information utile aux acteurs économiques ». La plus utilisée est vraisemblablement celle d’Alain Juillet qui la conçoit comme « la maîtrise et la protection de l'information stratégique utile pour tous les acteurs économiques ».
J’ai eu l’occasion lors d’une conférence au salon ICC, en 2006, de dire qu’il fallait passer du management de l’information au management par l’information. La formule fait peu à peu florès : elle est à la fois parlante et énigmatique ! Chacun peut se l’approprier en lui donnant une signification concrète dans son propre contexte. L’IE est avant tout une science de l’action, de bonnes pratiques et de précaution : Paul Valéry disait qu’il faut « faire pour comprendre ». Cela s’applique excellemment à cette discipline !
Comment se traduit une politique d’Intelligence Économique dans un groupe de travail en entreprise ?
Puisqu’il s’agit avant tout de faire, il n’y a pas de « recette » universelle. Et les initiatives prennent des formes différentes selon les activités et les entreprises considérées. Les secteurs les plus sensibles sont ceux qui touchent aux technologies. L’action de l’État y est sans doute importante tant en matière de formation qu’en ce qui concerne la sensibilisation des dirigeants. On pense particulièrement aux industries pharmaceutiques mais les autres secteurs comme l’aéronautique sont aussi concernés.
On peut toutefois avancer deux axes d’action destinés à mettre l’information au centre d’une démarche stratégique qui ne saurait d’ailleurs aboutir sans le soutien et la conviction du ou des dirigeants. Tout d’abord, privilégier les démarches d’audit informationnel permet d’identifier le patrimoine informationnel d’une entreprise et de lui donner toute sa valeur. Pour se convaincre de l’utilité de ce premier point, rappelons les chiffres de la Banque Mondiale selon laquelle les actifs d’entreprise sont constitués à 87% d’informations, dont seulement le tiers de comptabilisé. Le deuxième axe d’action serait de prévoir la gouvernance de sa sécurité par une indentification systématique des menaces et des vulnérabilités. À cet égard, on note que le facteur humain est aux trois quarts responsable des sinistres informationnels ; l’humain est donc une donnée centrale dans la conception des politiques d’Intelligence Économique.
Sur quelle conception de l’information s’appuie le développement d’une telle politique ?
Il y a, à mon sens, deux grands cadres qui servent de point de départ à la conception d’une démarche d’IE. Le premier est consacré et désigné par la formule « cycle de l’information ». Cette perspective prend pour point de départ un besoin d’information – celui d’une entreprise par exemple – et tend vers sa satisfaction par la recherche ciblée. La démarche de veille s’inscrit tout à fait dans le principe du cycle de l’information. La veille s’attache en effet à identifier des données pertinentes, à les ordonner et à les transformer en information exploitable par l’entreprise ; elle s’inscrit dans un effort de management de l’information.
Au cycle de l’information, j’ajouterai pour ma part un second cadre de référence qui ne part pas du besoin de l’entreprise. Définir un besoin suppose en effet d’avoir une connaissance préalable déjà relativement bonne des enjeux. Or ce n’est pas toujours le cas des entreprises : les besoins d’aujourd’hui ne sont pas, par exemple, les besoins de demain. C’est en ce sens qu’une démarche d’IE peut être conçue en accordant une place plus centrale à la prospective. Dans cette optique, une entreprise peut s’atteler à collecter activement de l’information qui n’a a priori pas de rapport avec son projet, et à valoriser, par sérendipité, cette information à mesure qu’elle développe celui-ci. Dans ce cadre-ci, l’identité d’une entreprise est très déterminée par ce qu’elle sait, car sa façon de développer son activité en dépendra ; c’est le sens que j’attribue au management par l’information.
Le concept d’Intelligence Intuitive, dont Francis Cholle a montré qu’il est le principal moteur de l’innovation, trouve là toute sa force : L’IE est avant tout une culture. Il reste à forger les outils qui permettront de rationnaliser, autant que faire se peut, cette approche, de manière à mieux diffuser les pratiques : nous y travaillons. Mais au-delà de ces distinctions finalement théoriques, une règle fondamentale se dégage : c’est le projet qui donne de la valeur à l’information. C’est pourquoi l’IE est indissociable des démarches de réflexion et de conception stratégique qui s’appliquent à l’entreprise dans sa globalité.
Quel est le rôle de l’État dans le développement de l’Intelligence Économique en France ?
Le rôle de l’État a été particulièrement important et la mise en place de la politique publique d’IE sous la responsabilité d’Alain Juillet a été décisive. La création d’une délégation interministérielle est un puissant symbole, mais l’organisation de cette force n’est pas forcément perçue positivement par les spécialistes : ils redoutent par exemple la lourdeur d’une administration aux effectifs importants et perçoivent le rattachement à Bercy comme faisant double emploi avec le service déjà opérationnel en IE de ce ministère. La volonté est cependant réelle avec, en particulier, le programme de sensibilisation à l’IE à tous les niveaux des formations supérieures. Reste à savoir comment ce programme ambitieux va trouver sa vraie force compte tenu de la faiblesse des effectifs compétents sur le sujet : il me semble que l’on irait presque trop vite dans ce domaine où l’on risque de voir des formateurs insuffisamment compétents créer une relative inefficacité des formations, voire déformer le message. À cet égard, l’option d’un détournement des moyens vers d’autres disciplines est peut-être celle qui comporte le moins de risque.
La France accuse-t-elle un retard en matière d’Intelligence Économique ?
La Chine déclarait récemment que le modèle d’IE sur lequel elle s’appuyait était le modèle français. La France n’est donc pas en reste en la matière mais il y a des ombres au tableau. Tout d’abord en effet, la France est trop facilement un pays où les déclarations ne se traduisent pas dans les faits. La césure public/privé – héritage d’une bureaucratie mise en place dans le cadre d’une culture juridique de stricte morale démocratique et républicaine – rend difficile la coopération entre ces deux mondes, d’une part comme de l’autre. La perspective d’un « Small Business Act » à l’image de ce qui existe aux États Unis est sans doute un point favorable au dépassement de ce problème. Les entreprises françaises sont sans doute moins bien aidées dans tous les secteurs du lobbying que leurs concurrents anglo-saxons. Par ailleurs, la sensibilisation à la sécurité de l’information est, elle aussi difficile, tant il est vrai que la prise de conscience des risques vient majoritairement à la suite d’une attaque ou d’un sinistre. Les assurances prennent encore difficilement en compte les conséquences économiques des atteintes à l’information. La France n’est pas en retard, mais ces quelques exemple illustrent qu’elle peut encore s’améliorer.
(1) BRUTE DE REMUR, D., Ce que Intelligence Économique veut dire, 2006, Éditions Eyrolles, 253 pp..