La quête éternelle du produit parfait
Or, entre autres en matière de consommation, la perfection est éphémère ; le produit « parfait » aujourd’hui sera déclassé demain par un modèle plus performant, plus luxueux, plus fashion… À l’ère postmoderne, cette inflation accélérée de nouveautés touche tous les secteurs d’activité : « L’évolution des rythmes et impératifs d’innovation est impressionnante. En 1966, 7 000 produits nouveaux faisaient leur apparition sur les linéaires des supermarchés américains : ils sont 16 000 de nos jours avec un taux d’échec de 95 %. Chaque année, 20 000 produits nouveaux grande consommation sont proposés aux Européens, le taux d’échec étant de 90 %. En 1995, Sony a commercialisé quelque 5 000 nouveaux produits. L’institut de sondages Nielsen a calculé qu’autour des années 1990 il naissait, en moyenne, 100 nouvelles références alimentaires par jour dans le monde. Entre 2000 et 2004, PSA a lancé 25 nouveaux modèles répartis entre Peugeot et Citroën. On est passé, sur le marché mondial, de 34 lancements de nouveaux parfums en 1987 à 300 en 2001 (1)».
Ce phénomène est particulièrement évident dans le secteur de la technologie, où les fabricants planifient l’obsolescence de leurs produits sur un horizon de douze à vingt-quatre mois. Bien entendu, cela ne signifie aucunement que les articles en question ne sont plus fonctionnels passé ce délai — quoique leur durabilité a été considérablement abaissée en raison d’impératifs de réduction des coûts par la fabrication automatisée à très grande échelle et par l’impartition de l’assemblage manuel dans des pays à la main-d’œuvre semi-qualifiée et sous-payée selon les normes occidentales. Cela dit, fabricants et détaillants ne sont pas les seuls responsables de cette situation : la soif de nouveauté des consommateurs est telle que même si un smartphone fonctionne toujours très bien après vingt-quatre mois ils n’en veulent plus, séduits qu’ils sont par un modèle plus récent.
L’attrait de la nouveauté alimente le désir de se faire plaisir ; et si l’objet du désir est éphémère, le plaisir, lui, est quasi éternel. Maffesoli compare ce désir exalté à une forme éréthisme, d’excitabilité anormale. L’excitation de la consommation mobilise tout le corps individuel et même, dans certains cas, une partie du corps social, dans une « sorte d’éréthisme sociétal » : « Au travers des excès et des tensions, ce sont les passions, les émotions, les indignations communes qui retrouvent la place que le rationalisme moderne leur avait déniée. Le développement technologique, en particulier les réseaux, servant d’accélérateur au retour de ce petit dieu bruyant qu’est Dionysos" (2). Rappelons le sentiment d’appartenance quasi religieuse qui lie les membres de la tribu iPhone, par exemple, auquel s’ajoute une gestuelle sophistiquée mise au point par Apple pour activer les fonctions de l’appareil.
Autant le désir émotif, sinon maladif, de nouveauté des acheteurs que l’appât du gain des fabricants et des détaillants ont donc entraîné un développement accéléré des produits : « [ Les acteurs de l’offre ] renouvellent plus vite les modèles, ils les “démodent” en proposant des versions plus performantes ou légèrement différentes. Il s’agit de séduire par la nouveauté, de réagir avant les concurrents, d’accélérer le lancement des produits, réduire les délais de conception et de mise sur le marché des produits nouveaux (3). » Il faut bien dire que ces stimulations se font sur un terreau très fertile; la poursuite des plaisirs de la consommation est non seulement incessante, elle ne saurait maintenant souffrir aucune attente.
Ce phénomène est particulièrement évident dans le secteur de la technologie, où les fabricants planifient l’obsolescence de leurs produits sur un horizon de douze à vingt-quatre mois. Bien entendu, cela ne signifie aucunement que les articles en question ne sont plus fonctionnels passé ce délai — quoique leur durabilité a été considérablement abaissée en raison d’impératifs de réduction des coûts par la fabrication automatisée à très grande échelle et par l’impartition de l’assemblage manuel dans des pays à la main-d’œuvre semi-qualifiée et sous-payée selon les normes occidentales. Cela dit, fabricants et détaillants ne sont pas les seuls responsables de cette situation : la soif de nouveauté des consommateurs est telle que même si un smartphone fonctionne toujours très bien après vingt-quatre mois ils n’en veulent plus, séduits qu’ils sont par un modèle plus récent.
L’attrait de la nouveauté alimente le désir de se faire plaisir ; et si l’objet du désir est éphémère, le plaisir, lui, est quasi éternel. Maffesoli compare ce désir exalté à une forme éréthisme, d’excitabilité anormale. L’excitation de la consommation mobilise tout le corps individuel et même, dans certains cas, une partie du corps social, dans une « sorte d’éréthisme sociétal » : « Au travers des excès et des tensions, ce sont les passions, les émotions, les indignations communes qui retrouvent la place que le rationalisme moderne leur avait déniée. Le développement technologique, en particulier les réseaux, servant d’accélérateur au retour de ce petit dieu bruyant qu’est Dionysos" (2). Rappelons le sentiment d’appartenance quasi religieuse qui lie les membres de la tribu iPhone, par exemple, auquel s’ajoute une gestuelle sophistiquée mise au point par Apple pour activer les fonctions de l’appareil.
Autant le désir émotif, sinon maladif, de nouveauté des acheteurs que l’appât du gain des fabricants et des détaillants ont donc entraîné un développement accéléré des produits : « [ Les acteurs de l’offre ] renouvellent plus vite les modèles, ils les “démodent” en proposant des versions plus performantes ou légèrement différentes. Il s’agit de séduire par la nouveauté, de réagir avant les concurrents, d’accélérer le lancement des produits, réduire les délais de conception et de mise sur le marché des produits nouveaux (3). » Il faut bien dire que ces stimulations se font sur un terreau très fertile; la poursuite des plaisirs de la consommation est non seulement incessante, elle ne saurait maintenant souffrir aucune attente.
L’immédiateté du désir
Les sociétés postmodernes sont habitées par une volonté de voir leurs envies satisfaites sur-le-champ. Le téléphone mobile puis le smartphone, l’ordinateur portable, l’internet à la maison, au bureau et en déplacement, et d’autres technologies nous ont habitués à l’instantanéité : « Avec la transmission électrique des images à distance, le monde extérieur et lointain est perçu immédiatement et en même temps par des millions de personnes. Immédiateté, ubiquité, simultanéité : le petit écran [la télévision] a mis les hommes et les femmes au contact du grand monde devenu sans frontières et, selon l’expression fameuse de McLuhan, “village global”(4).
La révolution des communications de masse, inaugurée par la radio au tout début du vingtième siècle, s’est poursuivie avec la télévision dans les années 1950, puis avec l’internet par ligne téléphonique fixe dans les années 1990, pour aboutir à l’internet haut débit et mobile au début du vingt et unième siècle. En tout juste un siècle, la diffusion de plus en plus rapide et à une distance de plus en plus grande des informations a engendré l’ère de l’instantanéité. Dans le domaine de la consommation, cela s’est manifesté sous la forme d’une exigence d’immédiateté. Une étude réalisée en 2012 par Ernst et Young auprès de vingt-cinq mille personnes dans trente-quatre pays a d’ailleurs révélé que ce désir est un facteur dominant dans la décision d’achat : « Le rythme accéléré des modes de vie se répercute sur les modes de consommation : les délais approximatifs de commande ou de livraison ne sont plus tolérés (5).»
Comme Maffesoli, je vois dans ce phénomène une forme de « présentéisme », une fixation sur le présent : « Tribus, communautés et autres formes d’affinités électives ont pour particularité de s’investir au présent. C’est, d’ailleurs, un tel présentéisme qui échappe à la plupart des observateurs sociaux et aux théoriciens restant entés sur les valeurs de la modernité finissante. Il y a de l’énergie, individuelle et collective, mais celle-ci tend à se focaliser sur ce que tout un chacun expérimente avec les autres en fonction de l’instant présent, et non plus en référence à ce qui pourrait être meilleur ultérieurement. En bref, l’éternité n’est plus projetée dans un hypothétique avenir, mais vécue dans un “instant éternel” (6).» Ce présentéisme, individuel et collectif, influe sur nos exigences de nature temporelle au regard de notre consommation.
Le proverbe « tout vient à point à qui sait attendre » résume bien les anciennes vertus de patience et de confiance en l’avenir. Or, dans les sociétés postmodernes, les populations n’ont plus confiance dans un avenir qu’elles voient incertain ; ne sachant pas de quoi demain sera fait, elles choisissent de satisfaire sur-le-champ tous leurs désirs en faisant fi des conséquences. Pourtant cette satisfaction des désirs se révèle éphémère, mais, enfermé dans sa logique présentéiste, intoxiqué par le plaisir constant, le consommateur postmoderne ne se rend pas compte que la satisfaction immédiate de tous ses désirs est une avenue sans issue. Il a choisi de faire fi du principe issu de la sagesse populaire qui veut que l’attente accroît le plaisir.
Prenons un voyage par exemple ; le plaisir anticipé que l’on tirera des activités prévues, donc la planification de celles-ci, est tout aussi fort que celui qui sera éprouvé lorsque l’activité elle-même sera pratiquée ; en outre le plaisir anticipé peut durer des semaines, voire des mois, alors que l’activité en question est parfois réduite à quelques heures. On peut vivre intensément la planification d’un voyage à travers la lecture de livres ou le visionnement de documentaires ; on peut se réjouir semaine après semaine en mettant de côté une petite somme qui nous permettra de réaliser un voyage de rêve ; on peut rêver à ce voyage, le faire à travers le prisme de notre imagination. Le touriste d’aujourd’hui, lui, préfère plutôt le « fast food » à crédit. « Réservez maintenant, payez plus tard », annonce la publicité du site de voyage bien connu Expedia (7).
En fait, les populations des sociétés occidentales sont tellement centrées sur le plaisir immédiat qu’elles en deviennent collectivement égoïstes ; certes, elles se préoccupent du bien-être collectif de leur tribu, mais font bien peu de cas de celui des autres, comme nous l’avons vu dans une tribune précédente.
Cette dixième tribune clôt notre série sur la société de consommation; j’ai tenté d’y résumer les principaux éléments de mon livre le plus récent Consommer consumer, Dérives de la consommation. Nous nous retrouverons bientôt!
Notes
[1] G. Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, éditions Gallimard, 2006, p. 78-79.
[2] M. Maffesoli, Homo eroticus, Paris, CNRS, 2012, p. 226.
[3] G. Lipovetsky, op. cit., p. 81.
[4] G. Lipovetsky et J. Serroy, L’écran global, Paris, Seuil, 2007, p. 231.
[5] Du consommateur au co-créateur : < http://www.ey.com/ Publication/vwLUAssets/Customer_2012_Synthese_FR/$FILE/ Customer_2012_Synthese_FR.pdf >.
[6] Maffesoli, op. cit., p. 211.
[7] Site Web Expedia, consulté le 29 octobre 2015 : < https://www.expedia.ca/p/hotel-deal/book-now-pay-later-hotels?langid=3084&mcicid=&#destid-178314 >
La révolution des communications de masse, inaugurée par la radio au tout début du vingtième siècle, s’est poursuivie avec la télévision dans les années 1950, puis avec l’internet par ligne téléphonique fixe dans les années 1990, pour aboutir à l’internet haut débit et mobile au début du vingt et unième siècle. En tout juste un siècle, la diffusion de plus en plus rapide et à une distance de plus en plus grande des informations a engendré l’ère de l’instantanéité. Dans le domaine de la consommation, cela s’est manifesté sous la forme d’une exigence d’immédiateté. Une étude réalisée en 2012 par Ernst et Young auprès de vingt-cinq mille personnes dans trente-quatre pays a d’ailleurs révélé que ce désir est un facteur dominant dans la décision d’achat : « Le rythme accéléré des modes de vie se répercute sur les modes de consommation : les délais approximatifs de commande ou de livraison ne sont plus tolérés (5).»
Comme Maffesoli, je vois dans ce phénomène une forme de « présentéisme », une fixation sur le présent : « Tribus, communautés et autres formes d’affinités électives ont pour particularité de s’investir au présent. C’est, d’ailleurs, un tel présentéisme qui échappe à la plupart des observateurs sociaux et aux théoriciens restant entés sur les valeurs de la modernité finissante. Il y a de l’énergie, individuelle et collective, mais celle-ci tend à se focaliser sur ce que tout un chacun expérimente avec les autres en fonction de l’instant présent, et non plus en référence à ce qui pourrait être meilleur ultérieurement. En bref, l’éternité n’est plus projetée dans un hypothétique avenir, mais vécue dans un “instant éternel” (6).» Ce présentéisme, individuel et collectif, influe sur nos exigences de nature temporelle au regard de notre consommation.
Le proverbe « tout vient à point à qui sait attendre » résume bien les anciennes vertus de patience et de confiance en l’avenir. Or, dans les sociétés postmodernes, les populations n’ont plus confiance dans un avenir qu’elles voient incertain ; ne sachant pas de quoi demain sera fait, elles choisissent de satisfaire sur-le-champ tous leurs désirs en faisant fi des conséquences. Pourtant cette satisfaction des désirs se révèle éphémère, mais, enfermé dans sa logique présentéiste, intoxiqué par le plaisir constant, le consommateur postmoderne ne se rend pas compte que la satisfaction immédiate de tous ses désirs est une avenue sans issue. Il a choisi de faire fi du principe issu de la sagesse populaire qui veut que l’attente accroît le plaisir.
Prenons un voyage par exemple ; le plaisir anticipé que l’on tirera des activités prévues, donc la planification de celles-ci, est tout aussi fort que celui qui sera éprouvé lorsque l’activité elle-même sera pratiquée ; en outre le plaisir anticipé peut durer des semaines, voire des mois, alors que l’activité en question est parfois réduite à quelques heures. On peut vivre intensément la planification d’un voyage à travers la lecture de livres ou le visionnement de documentaires ; on peut se réjouir semaine après semaine en mettant de côté une petite somme qui nous permettra de réaliser un voyage de rêve ; on peut rêver à ce voyage, le faire à travers le prisme de notre imagination. Le touriste d’aujourd’hui, lui, préfère plutôt le « fast food » à crédit. « Réservez maintenant, payez plus tard », annonce la publicité du site de voyage bien connu Expedia (7).
En fait, les populations des sociétés occidentales sont tellement centrées sur le plaisir immédiat qu’elles en deviennent collectivement égoïstes ; certes, elles se préoccupent du bien-être collectif de leur tribu, mais font bien peu de cas de celui des autres, comme nous l’avons vu dans une tribune précédente.
Cette dixième tribune clôt notre série sur la société de consommation; j’ai tenté d’y résumer les principaux éléments de mon livre le plus récent Consommer consumer, Dérives de la consommation. Nous nous retrouverons bientôt!
Notes
[1] G. Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, éditions Gallimard, 2006, p. 78-79.
[2] M. Maffesoli, Homo eroticus, Paris, CNRS, 2012, p. 226.
[3] G. Lipovetsky, op. cit., p. 81.
[4] G. Lipovetsky et J. Serroy, L’écran global, Paris, Seuil, 2007, p. 231.
[5] Du consommateur au co-créateur : < http://www.ey.com/ Publication/vwLUAssets/Customer_2012_Synthese_FR/$FILE/ Customer_2012_Synthese_FR.pdf >.
[6] Maffesoli, op. cit., p. 211.
[7] Site Web Expedia, consulté le 29 octobre 2015 : < https://www.expedia.ca/p/hotel-deal/book-now-pay-later-hotels?langid=3084&mcicid=&#destid-178314 >
Benoit Duguay est professeur titulaire à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM, où il oeuvre depuis 2003, et chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing. Il a précédemment fait carrière en ventes et marketing, principalement dans l’industrie informatique, au sein de sociétés multinationales et de petites et moyennes entreprises.
Il est notamment l'auteur de Consommation et nouvelles technologies (2009), Consommation et luxe (2007) et Consommation et image de soi (2005). Son dernier ouvrage Consommer, consumer. Dérives de la consommation (2014), paru aux Editions Liber, fait l'historique de la société de consommation et étudie en détail ce que l'auteur dépeint comme la "société de consumation". Au delà de cette analyse, Benoit Duguay nous invite à une réflexion autour de notre société de l'excès.
Il est notamment l'auteur de Consommation et nouvelles technologies (2009), Consommation et luxe (2007) et Consommation et image de soi (2005). Son dernier ouvrage Consommer, consumer. Dérives de la consommation (2014), paru aux Editions Liber, fait l'historique de la société de consommation et étudie en détail ce que l'auteur dépeint comme la "société de consumation". Au delà de cette analyse, Benoit Duguay nous invite à une réflexion autour de notre société de l'excès.